La Cité Antique | Page 7

Fustel de Coulanges
s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une grande jouissance: ? Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction inaltérable. ? [7]
Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de l'ame et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une nourriture et des offrandes.
Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un mort, l'ame de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une ame errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les manes étaient vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient d'un culte.
Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussit?t les morts sortaient de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix avec eux. [8]
Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il y jouait fréquemment son r?le. Tout mort qu'il était, il savait être fort et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: ? Dieu souterrain, sois-moi propice. ? [9]
On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par cette prière qu'électre adresse aux manes de son père: ? Prends pitié de moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. ? Ces dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car électre ajoute: ? Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains plus pures. ? [10] Ainsi le Hindou demande aux manes ? que dans sa famille le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à donner ?.
Ces ames humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs appelaient des _démons_ ou des _héros_. [11] Les Latins leur donnaient le nom de _Lares, Manes, Génies_. ? Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Manes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. ? [12] On lit ailleurs: ? Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru nos ancêtres. ? [13] Et dans Cicéron: ? Ceux que les Grecs nomment démons, nous les appelons Lares. ? [14]
Cette religion des morts para?t être la plus ancienne qu'il y ait eu dans cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin.
NOTES
[1] Eschyle, _Choéph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, Solon, 21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80.
[2] Cicéron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cité de Dieu_, IX, 11; VIII, 26.
[3] Euripide, Alceste, 1003, 1015.
[4] Cicéron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cité de Dieu_, VIII, 26.
[5] Virgile, _én._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._, 14. Euripide, _Troy._, 96; _électre_, 513. Suétone, _Néron_, 50.
[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74.
[7] Lois de Manou, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie par un songe que les manes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hate d'envoyer des aliments sur son tombeau.
[9] Euripide, Alceste,
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