Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au Tartare et aux champs élysées. L'opinion première de ces antiques générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'ame ne se séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais qui est l'enfance de la notion de la vie future.
L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes et de fleurs, qu'on y pla?ait des gateaux, des fruits, du sel, et qu'on y versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]
On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau; qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient br?lées pour qu'aucun vivant n'en e?t sa part; que l'on pronon?ait certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire; que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait, et quelques gateaux dans des vases, et qu'il y avait grande impiété à ce qu'un vivant touchat à cette petite provision destinée aux besoins du mort. [9]
Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. ? Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin; car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. ? [10] Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau romain avait de même sa culina, espèce de cuisine d'un genre particulier et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments avaient été placés sur le tombeau, les Platéens pronon?aient une formule par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le six-centième anniversaire. [13]
Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. ? Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous pla?ons sur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. ? [14]
Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les ames; nous verrons même bient?t qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.
NOTES
[1] Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum. Cicéron, _Tusc._, I, 16. Euripide, Alceste, 163; _Hécube_, passim.
[2] Ovide, Fastes, V, 451. Pline, Lettres, VII, 27. Virgile, _En._, III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes; il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps, l'ame dans le tombeau. Euripide, _Hélène_, 1061, 1240. Scholiast. _ad Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.
[3] Iliade, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463. Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43; _Fast._, IV, 852; _Métam._, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V, 35;
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