La Chartreuse de Parme | Page 3

Stendhal
Fran?ais. Enfin une idée descendue du ciel vint m'illuminer: je me mis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de Gênes où nous retenaient de vieux généraux imbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui n'avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n'avais pas parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était devenue sérieuse.
"- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!
"- Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.
"En sortant de table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait servi à table cet unique écu de six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant de chateaux en Espagne.
"Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les Fran?ais ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son chateau de Grianta, sur le lac de C?me, où bravement il s'était réfugié à l'approche de l'armée, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa seur. La haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c'est-à-dire incommensurable: sa grosse figure pale et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je re?us trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent."
L'histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Fran?ais; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.
Cette époque de bonheur imprévu et d'ivresse ne dura que deux petites années; la folie avait été si excessive et si générale, qu'il me serait impossible d'en donner une idée, si ce n'est par cette réflexion historique et profonde: ce peuple s'ennuyait depuis cent ans.
La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an 1624, que les Espagnols s'étaient emparés du Milanais, et emparés en ma?tres taciturnes, soup?onneux, orgueilleux, et craignent toujours la révolte, la gaieté s'était enfuie. Les peuples, prenant, les moeurs de leurs ma?tres, songeaient plut?t à se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu'à jouir du moment présent.
La joie folle, la gaieté, la volupté, l'oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Fran?ais entrèrent à Milan, jusqu'en avril 1799, qu'ils en furent chassés à la suite de la bataille de Cassano, que l'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié d'être moroses et de gagner de l'argent.
Tout au plus e?t-il été possible de compter quelques familles appartenant à la haute noblesse, qui s'étaient retirées dans leurs palais à la campagne, comme pour bouder contre l'allégresse générale et l'épanouissement de tous les coeurs. Il est véritable aussi que ces familles nobles et riches avaient été distinguées d'une manière facheuse dans la répartition des contributions de guerre demandées pour l'armée fran?aise.
Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des premiers à regagner son magnifique chateau de Grianta, au-delà de C?me, où les dames menèrent le lieutenant Robert. Ce chateau, situé dans une position peut-être unique au monde, sur un plateau à cent cinquante pieds ' au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au XVe siècle, comme le témoignaient de toutes parts les marbres chargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés profonds, à la vérité privés d'eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d'épaisseur, ce chateau était à l'abri d'un coup de main; et c'est pour cela qu'il était cher au soup?onneux marquis. Entouré de vingt-cinq ou trente domestiques qu'il supposait dévoués, apparemment parce qu'il ne leur parlait jamais que l'injure à la bouche, il était moins tourmenté par la peur qu'à Milan.
Cette peur n'était pas tout à fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion placé par l'Autriche sur la frontière suisse à trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu être pris au sérieux par les généraux fran?ais.
Le marquis avait laissé
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 225
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.