La Chartreuse de Parme | Page 2

Stendhal
suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats fran?ais riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept', passait pour l'homme le plus agé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d'une fa?on plaisante aux prédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annon?aient du haut de la chaire sacrée que les Fran?ais étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout br?ler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête.
Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat fran?ais occupé à bercer le petit enfant de la ma?tresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère, pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Fran?ais la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.
Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant, nommé Robert, eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu'il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vêtement ne vint plus à propos. Ses épaulettes d'officier étaient en laine et le drap de son habit était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de fa?on que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter à d?ner avec Mme la marquise, celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les deux heures qui les séparaient de ce fatal d?ner à tacher de recoudre un peu l'habit et à teindre en noir avec de l'encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva.
- De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant Robert, ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblant qu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grace. La marquise del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout l'éclat de sa beauté: vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique, et ses jolis cheveux d'un blond foncé qui dessinaient si bien l'ovale de cette figure charmante. J'avais dans ma chambre une Hérodiade de Léonard de Vinci, qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beauté surnaturelle que j'en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et misérables dans les montagnes du pays de Gênes: j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement.
"Mais j'avais trop de sens pour m'arrêter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d'argent. Je voyais du coin de l'oeil tous ces regards stupides fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me per?ait le coeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens, mais comment les mettre à leur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l'a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent, où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse de Pietranera: personne dans la prospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la sévérité d'ame dans la fortune contraire.
"Gina, qui pouvait alors avoir treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez avait tant de peur d'éclater de rire en présence dé mon costume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je machais le mépris, chose qu'on dit impossible à un
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