La Chèvre Jaune | Page 3

Paul de Musset
fois notre pays et br?lé la maison de la belle Diane, malgré les prodiges de valeur du général Archimède et les prières de Saint-Agathocle, qui devait être un évêque fameux; c'est pourquoi je déteste les Napolitains, les Athéniens, et généralement tous les adorateurs de Mahomet.
--Je crois que tu es dans l'erreur, répondit Mast'-André. Le calife Almanzor commandait une armée de Sarrazins et non pas d'Athéniens. Quant aux gens de Naples, je ne pense pas qu'ils soient musulmans, puisque leur ville est sous la protection de saint Janvier. Tu peux regretter néanmoins qu'il n'y ait plus, comme autrefois, un million et demi d'habitants à Syracuse, car les notaires gagneraient bien plus d'argent.
--Et les chevriers vendraient mieux leur lait. Au lieu de mourir de faim, ils ne songeraient qu'à chanter et faire l'amour, comme du temps de Théocrite, ce gentil poète qui fréquentait les bergers.
Cicio se mit à réciter en dialecte sicilien quelques passages des idylles de Théocrite, et Mast'-André ne s'aper?ut point qu'il estropiait souvent les vers de la traduction. En devisant ainsi, le notaire et le chevrier arrivèrent au quartier d'Ortigia, triste et dernier reste de la magnifique Syracuse. Mast'-André s'arrêta devant un café: un gar?on lui servit du café noir, qu'il but sans descendre de son ane, suivant la mode du pays. Il se rendit ensuite à sa maison de la rue Maestranza, sur le devant de laquelle était située sa boutique de notaire. Une table ronde couverte de papiers, quelques rayons chargés de cartons poudreux et trois chaises de paille composaient tout le mobilier de cette boutique. Au-dessus de la porte vitrée, deux énormes cornes de boeuf présentaient leurs pointes mena?antes, préservatifs nécessaires de la jettatura et de toutes les influences pernicieuses. Il était à peine sept heures du matin, et déjà les clercs assidus feignaient de travailler sur leurs pupitres, fixés au mur par des crochets. La grand'porte de la maison était ouverte, et Mast'-André entra dans la cour, où un myrthe centenaire couvrait de son ombre des résédas, des alo?s et beaucoup d'orties. Une servante vint aider le patron à descendre de son ane, et se mit à crier d'une voix glapissante:
--Cangia, voici votre papa qui arrive de la campagne.
Aussit?t une jeune fille pétulante s'élan?a dans les bras du vieux Mast'-André. Angélica, ou, par diminutif, Cangia, était une de ces fleurs précoces que la force des climats méridionaux développe avec impatience. Sur son visage de quatorze ans et dans ses yeux d'une grandeur démesurée, l'enfance et la puberté se disputaient encore. Sa taille haute et les lignes régulières de ses formes contrastaient singulièrement avec la vivacité de ses mouvements. A sa peau brune et à la longueur un peu étrange de ses dents, on reconnaissait que huit siècles n'avaient pas encore effacé en Sicile les traces du sang arabe. Comme si elle e?t deviné les moeurs des femmes orientales, la belle Angélica aimait à cacher son visage dans les plis de sa mante noire, et, quand elle allait à l'église, on l'aurait prise volontiers pour une héro?ne de Dervis Moclès courant à quelque aventure mystérieuse.
Mast'-André n'avait point remarqué que le petit chevrier l'avait suivi jusque dans la cour de sa maison. Tandis que le bonhomme embrassait sa fille, Cicio ayant demandé un verre à la servante, trayait paisiblement une de ses chèvres. Il mit ensuite le verre plein de lait sur une assiette, et l'offrit à la jeune fille, en prenant, sans y songer, une de ces poses de bas-relief antique.
--Qui est ce gar?on-là? dit la belle Cangia en rougissant.
--On n'a que faire de ton lait de chèvre, s'écria le père.
Mais Cicio, avec son obstination sicilienne, gardait sa pose académique et continuait à présenter l'assiette d'un air impassible.
--Signorina, dit-il, sans moi votre papa, au lieu de vous embrasser, serait encore à cette heure dans les eaux débordées de l'Anapo. Tout service mérite une récompense: faites-moi la grace de boire ce verre de lait.
La jeune fille prit le verre et le vida lentement en regardant le chevrier. De son c?té Cicio tenait ses regards invariablement attachés au visage de la belle Cangia, épiant avec une attention extrême les moindres jeux de cette physionomie mobile. On ne saurait imaginer jusqu'où peut aller le langage des yeux lorsqu'on n'a pas vu des Siciliens converser ainsi entre eux. C'est tout une science qui échappe à l'homme du Nord, dont les sens endormis n'ont qu'un vocabulaire borné. Entre deux Siciliens des étincelles semblent jaillir et porter d'une cervelle à l'autre des idées que nous ne pourrions exprimer sans le secours de la parole. Un meurtre, un vol, une fourberie sont proposés, acceptés et convenus tacitement par un clignement d'yeux, à la barbe d'un étranger, avant qu'il en ait le plus léger soup?on. Cette faculté du langage muet engendre en Sicile bien des petites conspirations et fait marcher en poste l'amour, cet
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