La Chèvre Jaune | Page 2

Paul de Musset
pour attendre son ami. Elle jouait avec les chevreaux et respectait les nourrices, mais elle n'avait pas encore voulu des embarras de la maternité. Cette position exceptionnelle dans une société où tout le monde avait des devoirs à remplir n'e?t pas convenu à tous les chevriers de la montagne. C'était par une permission particulière du ma?tre que Gheta n'était pas sollicitée de renoncer à un état contraire aux intérêts de la maison. Touchée sans doute de l'indulgence de Cicio, qui ne voulait pas contraindre ses inclinations, elle payait en gentillesse et en ga?té, l'écot plus sérieux et plus utile que fournissaient les autres chèvres; aussi apprenait-elle à faire de jolis tours, comme de se dresser sur ses pieds de derrière, ou de sauter par dessus un baton. Personne ne lui enviait sa position de favorite, tant il y avait de sagesse dans le troupeau. Cicio avait des faiblesses marquées pour Gheta. Il cueillait pour elle les feuilles de vigne les plus vertes, et lui peignait la crinière avec plus de soin qu'il n'en mettait à se coiffer lui-même. Peut-être cette tendresse réciproque était-elle cause à la fois de l'indifférence du petit chevrier pour les agaceries des jeunes filles, et de l'éloignement de Gheta pour le mariage; car le coeur n'est jamais plus en s?reté contre le trouble des passions que lorsqu'il trouve dans un sentiment doux et pur une occupation suffisante.
Un jour de printemps, Cicio descendait de la montagne pour aller vendre son lait, et saluait le soleil levant à la fa?on des oiseaux, en chantant à plein gosier. La pluie avait changé en torrents les ruisseaux qui se jettent dans l'Anapo. Un bourgeois de Syracuse, qui revenait de la campagne sur son ane, se trouva pris dans l'un de ces ruisseaux débordés, et sans pouvoir ni avancer ni reculer. Avec l'entêtement et la patience qui caractérisent son espèce, l'ane, immobile au milieu de l'eau, recevait les coups sans broncher, bien décidé à attendre que le torrent se f?t retiré. Le bourgeois ayant brisé sa baguette sur le cou de la bête, ne savait plus quel parti prendre, lorsqu'il aper?ut au loin notre chevrier, suivi de son petit troupeau. Cicio, entendant des cris de détresse, accourut au secours du voyageur malheureux. Il releva son pantalon au-dessus des genoux et vint prendre l'ane par la bride pour l'obliger à passer le torrent, après quoi le signor et le chevrier se mirent à causer ensemble tout en cheminant.
Mast'-André, c'était le nom du bourgeois, exer?ait à Syracuse la profession de notaire. Sa charge lui rapportait par année quatre mille tari, c'est-à-dire dix-huit cents livres; aussi avait-il maison de ville, maison de campagne, et boutique dans la rue Maestranza. Il avait en outre deux servantes à ses gages, deux clercs mal payés, plus un ane en toute propriété. D'ailleurs, au large chapeau de paille qui couvrait son énorme tête, à son ventre proéminent, qui sortait de son manteau, à ses jambes courtes, à ses souliers de castor, à son air majestueux, on le reconnaissait à cinquante pas de distance pour un homme riche et bien nourri.
--Puisque la Madone, disait Cicio, m'a procuré l'honneur de servir votre seigneurie, ce ne doit pas être sans dessein. Votre seigneurie a certainement une femme et des enfants, et l'on voit bien qu'elle est un heureux père.
--Je suis un heureux père, en effet, répondit Mast'-André, car ma fille est la plus belle et la plus sage créature qui ait jamais porté le nom d'Angélica; mais pour le reste tu as deviné tout de travers, puisque ma femme est morte.
--C'est un grand malheur. Votre seigneurie a d? éprouver beaucoup de chagrin de cette mort, et la belle Angélica aura versé bien des larmes. Le chagrin et les larmes font du mal. Il faut boire du lait de chèvre, excellence.
--Si je le voulais, je pourrais boire du lait de chèvre et même du vin; mais le matin j'ai l'habitude de prendre du café, avant d'entrer dans ma boutique où m'attendent mes clercs.
--Votre seigneurie doit avoir un bel état?
--Le premier de tous: je suis notaire.
--Excusez mon ignorance; je ne sais ce que c'est.
--Un notaire est un officier public, qui dresse les contrats de mariage ou de vente, et prête son ministère à certaines transactions entre les particuliers; quant à ton ignorance, c'est un effet de ton peu d'éducation.
--Et de ma naissance obscure, seigneur notaire. Cependant, ma vieille mère m'a raconté bien des choses. Elle m'a dit que, du temps du roi Hiéron, il existait un million et demi d'habitants à Syracuse, où l'on en compte à peine quinze mille aujourd'hui. Je sais encore que, dans ce vaste chaos de ruines sur lequel nous marchons, était jadis le palais du seigneur Jupiter et celui de la riche princesse Junon. Je sais que les Athéniens, sous la conduite du calife Almanzor, ont ravagé trois
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