ruines sur lequel nous marchons, était jadis le palais du
seigneur Jupiter et celui de la riche princesse Junon. Je sais que les
Athéniens, sous la conduite du calife Almanzor, ont ravagé trois fois
notre pays et brûlé la maison de la belle Diane, malgré les prodiges de
valeur du général Archimède et les prières de Saint-Agathocle, qui
devait être un évêque fameux; c'est pourquoi je déteste les Napolitains,
les Athéniens, et généralement tous les adorateurs de Mahomet.
--Je crois que tu es dans l'erreur, répondit Mast'-André. Le calife
Almanzor commandait une armée de Sarrazins et non pas d'Athéniens.
Quant aux gens de Naples, je ne pense pas qu'ils soient musulmans,
puisque leur ville est sous la protection de saint Janvier. Tu peux
regretter néanmoins qu'il n'y ait plus, comme autrefois, un million et
demi d'habitants à Syracuse, car les notaires gagneraient bien plus
d'argent.
--Et les chevriers vendraient mieux leur lait. Au lieu de mourir de faim,
ils ne songeraient qu'à chanter et faire l'amour, comme du temps de
Théocrite, ce gentil poète qui fréquentait les bergers.
Cicio se mit à réciter en dialecte sicilien quelques passages des idylles
de Théocrite, et Mast'-André ne s'aperçut point qu'il estropiait souvent
les vers de la traduction. En devisant ainsi, le notaire et le chevrier
arrivèrent au quartier d'Ortigia, triste et dernier reste de la magnifique
Syracuse. Mast'-André s'arrêta devant un café: un garçon lui servit du
café noir, qu'il but sans descendre de son âne, suivant la mode du pays.
Il se rendit ensuite à sa maison de la rue Maestranza, sur le devant de
laquelle était située sa boutique de notaire. Une table ronde couverte de
papiers, quelques rayons chargés de cartons poudreux et trois chaises
de paille composaient tout le mobilier de cette boutique. Au-dessus de
la porte vitrée, deux énormes cornes de boeuf présentaient leurs pointes
menaçantes, préservatifs nécessaires de la jettatura et de toutes les
influences pernicieuses. Il était à peine sept heures du matin, et déjà les
clercs assidus feignaient de travailler sur leurs pupitres, fixés au mur
par des crochets. La grand'porte de la maison était ouverte, et
Mast'-André entra dans la cour, où un myrthe centenaire couvrait de
son ombre des résédas, des aloës et beaucoup d'orties. Une servante
vint aider le patron à descendre de son âne, et se mit à crier d'une voix
glapissante:
--Cangia, voici votre papa qui arrive de la campagne.
Aussitôt une jeune fille pétulante s'élança dans les bras du vieux
Mast'-André. Angélica, ou, par diminutif, Cangia, était une de ces
fleurs précoces que la force des climats méridionaux développe avec
impatience. Sur son visage de quatorze ans et dans ses yeux d'une
grandeur démesurée, l'enfance et la puberté se disputaient encore. Sa
taille haute et les lignes régulières de ses formes contrastaient
singulièrement avec la vivacité de ses mouvements. A sa peau brune et
à la longueur un peu étrange de ses dents, on reconnaissait que huit
siècles n'avaient pas encore effacé en Sicile les traces du sang arabe.
Comme si elle eût deviné les moeurs des femmes orientales, la belle
Angélica aimait à cacher son visage dans les plis de sa mante noire, et,
quand elle allait à l'église, on l'aurait prise volontiers pour une héroïne
de Dervis Moclès courant à quelque aventure mystérieuse.
Mast'-André n'avait point remarqué que le petit chevrier l'avait suivi
jusque dans la cour de sa maison. Tandis que le bonhomme embrassait
sa fille, Cicio ayant demandé un verre à la servante, trayait
paisiblement une de ses chèvres. Il mit ensuite le verre plein de lait sur
une assiette, et l'offrit à la jeune fille, en prenant, sans y songer, une de
ces poses de bas-relief antique.
--Qui est ce garçon-là? dit la belle Cangia en rougissant.
--On n'a que faire de ton lait de chèvre, s'écria le père.
Mais Cicio, avec son obstination sicilienne, gardait sa pose académique
et continuait à présenter l'assiette d'un air impassible.
--Signorina, dit-il, sans moi votre papa, au lieu de vous embrasser,
serait encore à cette heure dans les eaux débordées de l'Anapo. Tout
service mérite une récompense: faites-moi la grâce de boire ce verre de
lait.
La jeune fille prit le verre et le vida lentement en regardant le chevrier.
De son côté Cicio tenait ses regards invariablement attachés au visage
de la belle Cangia, épiant avec une attention extrême les moindres jeux
de cette physionomie mobile. On ne saurait imaginer jusqu'où peut aller
le langage des yeux lorsqu'on n'a pas vu des Siciliens converser ainsi
entre eux. C'est tout une science qui échappe à l'homme du Nord, dont
les sens endormis n'ont qu'un vocabulaire borné. Entre deux Siciliens
des étincelles semblent jaillir et porter d'une cervelle à l'autre des idées
que nous ne pourrions exprimer sans le secours de la parole. Un
meurtre, un vol, une fourberie
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