La Bastille | Page 5

Auguste Coeuret
soit sur les tours, soit dans le jardin du
bastion; leur table était fort bien servie, le plus souvent, il est vrai, à
leurs frais, et le gouverneur ne leur parlait jamais qu'avec une extrême
courtoisie, debout et le chapeau bas.
C'est aussi pour ces mêmes raisons que Marmontel[6] et Morellet
assurent y avoir été traités en grands seigneurs; que Voltaire dit y avoir
subi une détention relativement douce; que Fréron put y continuer la
publication de son journal l'Année littéraire; tandis que Linguet se
plaint amèrement et fulmine contre le régime de cette prison.

[Note 6: D'après la lettre de Cachet et la lettre de levée d'écrou que
nous donnons plus haut, on comprend facilement le dire de M.
Marmontel dont la détention à la Bastille dura dix jours à peine.]
Il n'en était pas de même pour les malheureux que l'indifférence du roi,
la haine d'un ministre, l'incapacité des juges ou la basse vengeance des
puissants condamnaient à une vie de privations et de tortures. Souvent
aussi, nous dit Décembre-Alonnier: «Ce n'était ni le roi, ni le ministre,
ni le parlement qui jetaient une foule de malheureux à la Bastille: c'était
un favori ou même le favori d'un favori qui faisait écrouer ses ennemis
personnels ou simplement ceux qui le gênaient, au moyen de lettres de
cachet en blanc; confisquant ainsi et comme à plaisir la vie et la liberté
de citoyens innocents.» Toutes ces pauvres victimes végétaient dans
des cachots malsains, sans air, presque sans nourriture et constamment
en but à la barbarie et à l'avarice des geôliers subalternes qui les
enchaînaient par le cou, par les pieds, par les mains, les rivaient en
quelque sorte aux murs des culs de basses-fosses, véritables oubliettes
où ils les laissaient pourrir.
Nous ne voulons pour preuve de ces infâmes traitements que cette lettre
laissée comme un stigmate indélébile par Pellissery et dans laquelle il
se plaint au major de Losme de l'avarice et de la cruauté du gouverneur
de Launay:
[Illustration: Fig. II.--Statue de Voltaire.]
«Vous n'ignorez pas, monsieur, que depuis sept ans, je suis enfermé
dans le triste appartement que j'occupe dans ce château, large de dix
pieds en tous sens dans son octogone, élevé de près de vingt, situé sous
la terrasse des batteries, d'où je ne suis pas sorti la valeur de cinq heures
en diverses reprises. Il y règne un froid horrible en hiver malgré le feu
médiocre qu'on y fait dans cette saison, toujours avec du bois sortant de
l'eau[7]; sans doute par un raffinement d'humanité, pour rendre inutile
le faible mérite ou l'assistance d'avoir un peu de feu pour tempérer le
régime de l'appartement. Dans la belle saison, je n'ai respiré l'air qu'à
travers une fenêtre percée dans une muraille épaisse de cinq pieds et
grillée de doubles grilles en fer, à fleur de mur, tant en dedans qu'en
dehors de l'appartement. Vous n'ignorez pas encore que je n'ai jamais

eu, depuis le 3 juin 1777 jusqu'au 14 janvier 1784, qu'un méchant lit; je
n'ai jamais pu faire usage du garniment, tant il était déchiré, percé de
vers, chargé de vilenie et de poussière, et une méchante chaise de paille
des plus communes, dont le dossier rentrait en dedans du siège et
brisait les épaules, les reins et la poitrine.
[Note 7: Nous donnons plus loin le récit de Linguet à ce propos.]
Pour couronner les désagréments d'une situation aussi triste, on a eu la
cruauté de ne me monter tous les hivers que de l'eau puante et
corrompue telle que celle que la rivière verse, dans ses inondations,
dans les fossés de ce château, où elle grossit ses ordures et sa
malpropreté de tous les immondices que versent dans les fossés les
divers ménages logés dans l'arsenal de même que dans le château.»
Pour mettre le comble à ces atrocités, pendant plus de trente mois avant
votre arrivée, l'on ne m'a jamais servi que du pain le plus horrible du
monde, dont j'ai été cruellement incommodé, accompagné, les trois
quarts du temps, de tous les rebuts et dessertes de la table des maîtres et
des domestiques, et le plus souvent de ces restes puants et dégoûtants
qui vieillissent et se corrompent dans les armoires d'une cuisine.
À l'égard du pain, tous le printemps, tout l'été, tout l'automne de l'année
dernière, jusqu'au 15 décembre, l'on ne m'a monté que du pain le plus
horrible du monde, pétri de toutes les balayures de farines du magasin
du boulanger dans lequel j'ai constamment trouvé mille graillons, gros
comme des pois et des fèves, d'un levain sec et dur, jaune et moisi, qui
désignait assez que ce pain était commandé exprès et qu'il était tout
composé des échappées ou restants qui s'attachent contre le bois de la
machine où l'on pétrit et que l'on râclait soigneusement après qu'elles
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