La Bête Humaine | Page 3

Emile Zola
courut entrebailler la porte. Mais c'était une marchande de journaux de la gare, qui rentrait chez elle, à c?té. Il revint, s'intéressa à une bo?te de coquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette bo?te, un cadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice. Et ce petit objet avait suffi, toute l'histoire de son mariage se déroulait. Déjà trois ans bient?t. Né dans le Midi, à Plassans, d'un père charretier, sorti du service avec les galons de sergent-major, longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il était passé facteur chef à celle de Barentin; et c'était là qu'il l'avait connue, sa chère femme, lorsqu'elle venait de Doinville, prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille du président Grandmorin. Séverine Aubry n'était que la cadette d'un jardinier, mort au service des Grandmorin; mais le président, son parrain et son tuteur, la gatait tellement, faisant d'elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux au même pensionnat de Rouen, et elle-même avait une telle distinction native, que longtemps Roubaud s'était contenté de la désirer de loin, avec la passion d'un ouvrier dégrossi pour un bijou délicat, qu'il jugeait précieux. Là était l'unique roman de son existence. Il l'aurait épousée sans un sou, pour la joie de l'avoir, et quand il s'était enhardi enfin, la réalisation avait dépassé le rêve: outre Séverine et une dot de dix mille francs, le président, aujourd'hui en retraite, membre du conseil d'administration de la Compagnie de l'Ouest, lui avait donné sa protection. Dès le lendemain du mariage, il était passé sous-chef à la gare du Havre. Il avait sans doute pour lui ses notes de bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d'un esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait à sa demande et la rapidité de son avancement. Il préférait croire qu'il devait tout à sa femme. Il l'adorait.
Lorsqu'il eut ouvert la bo?te de sardines, Roubaud perdit décidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Où pouvait-elle être? Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une paire de bottines et de six chemises demandait la journée. Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s'aper?ut, les sourcils hérissés, le front coupé d'une ligne dure. Jamais au Havre il ne la soup?onnait. A Paris, il s'imaginait toutes sortes de dangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait à son crane, ses poings d'ancien homme d'équipe se serraient, comme au temps où il poussait des wagons. Il redevenait la brute inconsciente de sa force, il l'aurait broyée, dans un élan de fureur aveugle.
Séverine poussa la porte, parut toute fra?che, toute joyeuse.
--C'est moi... Hein? tu as d? croire que j'étais perdue.
Dans l'éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et très souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n'était point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de dents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par le charme, l'étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaisse chevelure noire.
Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle ajouta:
--Oh! j'ai couru... Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l'argent d'une voiture, j'ai couru... Regarde comme j'ai chaud.
--Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marché.
Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta à son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main potelée:
--Vilain, vilain, tais-toi!... Tu sais bien que je t'aime.
Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait restée si candide, si droite, qu'il la serra éperdument dans ses bras. Toujours ses soup?ons finissaient ainsi. Elle, s'abandonnait, aimant à se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu'elle ne rendait pas; et c'était même là son inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection filiale, où l'amante ne s'éveillait point.
--Alors, tu as dévalisé le Bon Marché?
--Oh! oui. Je vais te conter... Mais, auparavant, mangeons. Ce que j'ai faim!... Ah! écoute, j'ai un petit cadeau. Dis: Mon petit cadeau.
Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourré sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu'elle ne sortait pas.
--Dis vite: Mon petit cadeau.
Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida.
--Mon petit cadeau.
C'était un couteau qu'elle venait de lui acheter, pour en remplacer un qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze jours. Il s'exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, il allait s'en servir. Elle était ravie de sa joie; et, en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne f?t pas coupée.
--Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non! je t'en prie, ne ferme pas encore. J'ai
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