La Bête Humaine | Page 2

Emile Zola
charpentes de fer. Tout un coin de l'espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues de l'autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s'étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d'Auteuil, l'un montant, l'autre descendant, qui se croisaient.
Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui pronon?ait son nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur la terrasse du quatrième, un jeune homme d'une trentaine d'années, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses soeurs, Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d'un continuel éclat de gaieté. On entendait l'a?née rire, pendant que la cadette chantait, et qu'une cage, pleine d'oiseaux des ?les, rivalisait de roulades.
--Tiens! monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris?... Ah! oui, pour votre affaire avec le sous-préfet!
De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu'il avait d? quitter Le Havre, le matin même, par l'express de six heures quarante. Un ordre du chef de l'exploitation l'appelait à Paris, on venait de le sermonner d'importance. Heureux encore de n'y avoir pas laissé sa place.
--Et madame? demanda Henri.
Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Son mari l'attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire leur remettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme était retenue en bas, à son poste de la salubrité. Ce jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se débarrasser de leurs courses d'abord. Mais trois heures étaient sonnées, il mourait de faim.
Henri, pour être aimable, posa encore une question:
--Et vous couchez à Paris?
Non, non! ils retournaient tous deux au Havre le soir, par l'express de six heures trente. Ah bien! oui, des vacances! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout de suite à la niche!
Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête. Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiablé venait d'éclater en notes sonores. Les deux soeurs devaient taper dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des ?les. Alors, le jeune homme, qui s'égayait à son tour, salua, rentra dans l'appartement; et le sous-chef, seul, demeura un instant les yeux sur la terrasse, d'où montait toute cette gaieté de jeunesse. Puis, les regards levés, il aper?ut la machine qui avait fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Les derniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi les gros tourbillons de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra, lui aussi, dans la chambre.
Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un geste désespéré. A quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder ainsi? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans un magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il eut l'idée de mettre la table. La vaste pièce, à deux fenêtres, lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé de cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d'une propreté extrême, et il s'amusait à ces soins de ménage, comme s'il e?t joué à la d?nette, heureux de la blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu'il eut posé le paté sur une assiette, et placé, à c?té, la bouteille de vin blanc, il s'inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oubliés, une petite bo?te de sardines et du fromage de gruyère.
La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, au moindre bruit, l'oreille vers l'escalier. Dans son attente désoeuvrée, en passant devant la glace, il s'arrêta, se regarda. Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le roux ardent de ses cheveux frisés e?t pali. Sa barbe, qu'il portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond de soleil. Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se plaisait à sa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine, éclairée de deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front de la barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces coups d'oeil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient.
Il y eut un bruit de pas, Roubaud
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