LUscoque | Page 7

George Sand
douleur me faisait un besoin impérieux de la
solitude. Voilà mon excuse. Aujourd'hui je suis soumis à l'arrêt du
destin, et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal
étouffé, personne ici ait l'audace d'en triompher trop ouvertement.
--Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à
jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo
n'est pas, il est vrai, l'époux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les
prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m'ont fait hésiter à
donner un consentement que ma nièce a su enfin m'arracher. Mais je
dois rendre à la vérité cet hommage, qu'en tout ce qui touche à
l'honneur, à l'exquise loyauté, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la
haute opinion qu'il a su donner de son caractère à Giovanna.
--Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout
Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré
l'espèce d'aversion qu'il inspire généralement, comme je ne sache pas
que jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie,
j'ai dû me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de
votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l'esprit de Giovanna aux
dépens d'un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu'il
m'en eût coûté cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo
tout à fait indigne de votre alliance; j'eusse dû cet acte de franchise à
l'amitié et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de
messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s'il a été capable de
ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne
me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de
lui tendre la main; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez
pas que je le décrie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est
votre neveu.
--Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin;
vous êtes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera
éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et

qu'il fût doué de vos grandes qualités! je vous demanderais pour lui la
main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma
Giovanna.» En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria,
et la ramena dans la grande salle, où l'illustre et nombreuse compagnie
commençait les jeux et les divertissements d'usage.
Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgré tout l'effort de sa vertu,
il était dévoré de douleur et de jalousie; ses lèvres serrées, son regard
fixe et terne, la roideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée,
tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N'y
pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et
cesser de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses
prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva
devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait
à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin
instinctif de fuir le bruit et d'être seul. Tout à coup il vit venir à lui un
cavalier qui montait légèrement l'escalier et qui ne le voyait pas encore.
Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et toute
sa haine se réveilla comme par une explosion électrique; la couleur
revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des
flammes; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa
dague hors du fourreau.
Orio était brave, brave jusqu'à la témérité; il l'avait prouvé en mainte
occasion: il prouva par la suite qu'il l'était jusqu'à la folie. Cependant en
cet instant il eut peur; il n'est de véritable et d'infaillible bravoure que
celle des coeurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant
qu'un homme aime la vie avec l'âpreté du matérialisme, tant qu'il est
attaché aux faux biens, il pourra s'exposer à la mort pour augmenter ses
jouissances ou pour acquérir du renom; car les satisfactions de la vanité
sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes: mais qu'on vienne
surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un
appât de richesse ou de gloire, on l'appelle à la réparation d'un tort, on
pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera
pas assez pour qu'on ne s'en aperçoive.
Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la

position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin était là de dessein prémédité, que
peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices.
Il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l'horreur de
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