LOrco | Page 3

George Sand
nuit et jour, ne se lassant
pas de l'admirer. Il voulait, disait-il, la connaître mieux que ceux qui
avaient le bonheur d'y être nés. Dans ses promenades nocturnes il
rencontra le masque. Il n'y fit pas d'abord grande attention; mais ayant
bientôt remarqué qu'il paraissait étudier la ville avec la même curiosité
et le même soin que lui-même, il fut frappé de cette étrange
coïncidence, et en parla à plusieurs personnes. On lui conta tout d'abord
les histoires qui couraient sur la femme voilée, et on lui conseilla de
prendre garde à lui. Mais comme il était brave jusqu'à la témérité, ces
avertissements, au lieu de l'effrayer, excitèrent sa curiosité et lui
inspirèrent une folle envie de faire connaissance avec le personnage
mystérieux qui épouvantait si fort le vulgaire. Voulant garder vis-à-vis
du masque le même incognito que celui-ci gardait vis-à-vis de lui, il
s'habilla en bourgeois, et commença ses promenades nocturnes. Il ne
tarda pas à rencontrer ce qu'il cherchait. Il vit, par un beau clair de lune,
la femme masquée, debout devant la charmante église de
Saints-Jean-et-Paul. Elle semblait contempler avec adoration les
ornements délicats qui en décorent le portail. Le comte s'approcha
d'elle à pas lents et silencieux. Elle ne parut pas s'en apercevoir et ne

bougea pas. Le comte, qui s'était arrêté un instant pour voir s'il était
découvert, reprit sa marche et arriva tout près d'elle. Il l'entendit
pousser un profond soupir; et comme il savait fort mal le vénitien, mais
fort bien l'italien, il lui adressa la parole dans un toscan très-pur.
«Salut, dit-il, salut et bonheur à ceux qui aiment Venise.»
--Qui êtes-vous? répondit le masque, d'une voix pleine et sonore
comme celle d'un homme, mais douce comme celle d'un rossignol.
--Je suis un amant de la beauté.
--Êtes-vous de ceux dont l'amour brutal violente la beauté libre, ou de
ceux qui s'agenouillent devant la beauté captive, et pleurent de ses
larmes?
--Quand le roi des nuits voit la rose fleurir joyeusement sous l'haleine
de la brise, il bat des ailes et chante; quand il la voit se flétrir sous le
souffle brûlant de l'orage, il cache sa tête sous son aile et gémit. Ainsi
fait mon âme.
--Suis-moi donc, car tu es un de mes fidèles.»
Et, saisissant la main du jeune homme, elle l'entraîna vers l'église.
Quand celui-ci sentit cette main froide de l'inconnue serrer la sienne, et
la vit se diriger avec lui vers le sombre enfoncement du portail, il se
rappela involontairement les sinistres histoires qu'il avait entendu
raconter, et, tout à coup saisi d'une terreur panique, il s'arrêta. Le
masque se retourna, et, fixant sur le visage pâlissant de son compagnon
un regard scrutateur, il lui dit:
«Vous avez peur? Adieu.»
Puis, lui lâchant le bras, elle s'éloigna à grands pas. Franz eut honte de
sa faiblesse, et, se précipitant vers elle, lui saisit la main à son tour et
lui dit:
«Non, je n'ai pas peur. Allons.»

Sans rien répondre, elle continua sa marche. Mais, au lieu de se diriger
vers l'église, comme la première fois, elle s'enfonça dans une des
petites rues qui donnent sur la place. La lune s'était cachée, et
l'obscurité la plus complète régnait dans la ville. Franz voyait à peine
où il posait le pied, et ne pouvait rien distinguer dans les ombres
profondes qui l'enveloppaient de toutes parts. Il suivait au hasard son
guide, qui semblait au contraire connaître très-bien sa route. De temps
en temps quelques lueurs, glissant à travers les nuages, venaient
montrer à Franz le bord d'un canal, un pont, une voûte, ou quelque
partie inconnue d'un dédale de rues profondes et tortueuses; puis tout
retombait dans l'obscurité. Franz avait bien vite reconnu qu'il était
perdu dans Venise, et qu'il se trouvait à la merci de son guide; mais
résolu à tout braver, il ne témoigna aucune inquiétude, et se laissa
toujours conduire sans faire aucune observation. Au bout d'une grande
heure, la femme masquée s'arrêta.
«C'est bien, dit-elle au comte, vous avez du coeur. Si vous aviez donné
le moindre signe de crainte pendant notre course, je ne vous eusse
jamais reparlé. Mais vous avez été impassible, je suis contente de vous.
À demain donc, sur la place Saints-Jean-et-Paul, à onze heures. Ne
cherchez pas à me suivre; ce serait inutile. Tournez cette rue à droite, et
vous verrez la place Saint-Marc. Au revoir.»
Elle serra vivement la main du comte, et, avant qu'il eût eu le temps de
lui répondre, disparut derrière l'angle de la rue. Le comte resta quelque
temps immobile, encore tout étonné de ce qui venait de se passer, et
indécis sur ce qu'il avait à faire. Mais, ayant réfléchi au peu de chances
qu'il avait de retrouver la dame mystérieuse, et aux risques qu'il courrait
de se perdre en la poursuivant, il prit le
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