LImmortel | Page 4

Alphonse Daudet
vieux duc va mourir, il faudrait qu'il épouse. Et le vois-tu marié à cette vieille femme?...
--Mazette! il fait bon être ton amie.?
Elle s'emporta: La duchesse, une amie!... Oui, joliment!... Une femme qui, avec six cent mille francs de rente, intimes comme elles étaient, connaissant à fond leur détresse, n'avait jamais eu la pensée de leur venir en aide... de temps en temps une robe, un chapeau à prendre chez sa faiseuse... des cadeaux utiles... de ceux qui ne font pas plaisir...
?Les jours de l'an de bon papa Réhu, fit Paul approuvant,... un atlas, une mappemonde...
--Oh! je crois qu'Antonia est encore plus avare... Rappelle-toi, à Mousseaux, en pleine saison des fruits, quand Samy n'était pas là, les pruneaux qu'on nous donnait à dessert. Et pourtant, il y en a des vergers, des potagers; mais tout est vendu sur les marchés de Blois, de Vend?me... D'abord, c'est dans le sang. Son père, le maréchal, était renommé à la cour de Louis-Philippe... Et passer pour avare, à cette cour-là!... Toutes les mêmes, ces grandes familles corses: crasse et vanité. ?a mange dans de la vaisselle plate à leurs armes des chataignes dont les porcs ne voudraient pas... La duchesse! mais c'est elle-même qui compte avec son ma?tre d'h?tel... on lui monte la viande tous les matins... et le soir, dans les dentelles de son coucher,--je tiens ?a du prince,--ainsi! prête pour l'amour, elle fait sa caisse.?
Mme Astier se dégonflait, de sa petite voix aigu? et sifflante comme un cri d'oiseau de mer en haut d'un mat. Lui, l'écoutait, amusé d'abord, puis impatient, déjà dehors.
?Je me sauve... fit-il brusquement, déjeuner d'affaires... très important...
--Une commande?
--Non... Cette fois, pas d'architéquerie...?
Comme elle insistait curieusement pour savoir:
?Plus tard... je te dirai... c'est en train...?
Et avant de quitter sa mère, dans un baiser léger, il lui murmura près de l'oreille: ?Tout de même, pense à mes dix mille...?
Sans ce grand fils qui les divisait sourdement, les Astier-Réhu auraient fait un excellent ménage selon la convention mondaine et surtout académique. Après trente ans, leurs sentiments mutuels restaient les mêmes, gardés sous la neige à la température de ?couche froide,? comme disent les jardiniers. Lorsque vers 1850 le professeur Astier, lauréat de l'Institut, demanda la main de Mlle Adéla?de Réhu, domiciliée alors au palais Mazarin, chez son grand-père, la beauté fine et longue de la fiancée, son teint d'aurore, n'étaient pas pour lui le véritable attrait; la fortune non plus, car les parents de Mlle Adéla?de, morts subitement du choléra, n'avaient laissé que peu de chose, et le grand-père, créole de la Martinique, un ancien beau du Directoire, joueur, viveur, mystificateur et duelliste, répétait bien haut qu'il n'ajouterait pas un sou à la maigre dot. Non, ce qui séduisit l'enfant de Sauvagnat, bien plus ambitieux que cupide, ce fut l'Académie. Les deux grandes cours à traverser pour apporter le bouquet journalier, ces longs corridors solennels, coupés de bouts d'escaliers poussiéreux, c'était pour lui le chemin de la gloire bien plus que celui de l'amour. Le Paulin Réhu des Inscriptions et Belles Lettres, le Jean Réhu des ?Lettres à Uranie,? l'Institut tout entier, ses lions, sa coupole, ce d?me attirant comme une Mecque, c'est avec tout cela qu'il avait couché, sa première nuit de noces.
Beauté qui ne s'éraille pas, celle-là, passion sur laquelle le temps n'avait pu mordre et qui le tenait si fort qu'il garda, vis-à-vis de sa femme, l'attitude d'un de ces mortels des temps mythologiques à qui les dieux accordaient parfois leurs filles. Devenu dieu lui-même, à quatre tours de scrutin, ce respect subsista encore. Quant à Mme Astier qui n'avait accepté le mariage que comme un moyen de quitter le grand-père à anecdotes, égo?ste et dur, il lui avait fallu peu de temps pour juger quel pauvre cerveau de paysan laborieux, quelle étroitesse d'intelligence cachaient la solennité du lauréat académique fabricant d'in-octavos, sa parole à son d'ophicléide faite pour les hauteurs de la chaire. Pourtant, après qu'à force d'intrigues, de démarches, de quémandes, elle fut parvenue à l'installer académicien, elle se sentit prise d'une certaine vénération, oubliant qu'elle-même l'avait revêtu de cet habit à palmes vertes où sa nullité disparaissait.
En cette parfaite association, sans joie, ni intimité ni communication d'aucune sorte, une seule note humaine et naturelle, l'enfant; et cette note troubla l'harmonie. Tout d'abord rien ne se réalisa de ce que le père voulait pour son fils, lauriers universitaires, nominations au grand concours, puis l'école Normale et le professorat. Paul, au lycée, n'eut que des prix de gymnastique et d'escrime, se distingua surtout par une cancrerie volontaire, entêtée, cachant un esprit pratique et le sens précoce de la vie. Soigneux de sa tenue, de sa figure, il n'allait jamais en promenade sans l'espoir hautement déclaré entre gamins, de ?lever une femme riche.? Deux ou trois fois, devant le parti-pris de paresse, le père avait voulu sévir brutalement,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 80
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.