LImmortel | Page 2

Alphonse Daudet
où, bien que de taille médiocre, il ne tenait qu'assis. Meublé d'un vieux fauteuil en tapisserie, d'une ancienne table à jeu et d'un cartonnier, ce débarras s'éclairait sur la cour par le cintre de la grande fenêtre du dessous; cela faisait dans la muraille une porte d'orangerie, basse et vitrée, devant laquelle l'historien en labeur s'apercevait des pieds à la tête, péniblement ramassé comme le cardinal La Balue dans sa cage. C'est là qu'il se trouvait un matin, les yeux sur un vieux grimoire, quand le timbre de l'entrée retentit dans l'appartement envahi par le tonnerre de Teyssèdre.
?Est-ce vous, Fage? demanda l'académicien de sa voix de basse, cuivrée et profonde.
--Non, meuchieu Achtier... ch'est votre garchon.?
Le frotteur ouvrait, le mercredi matin, parce que Corentine habillait madame.
?Comment va le ma?tre?? cria Paul Astier tout en filant vers la chambre de sa mère. L'académicien ne répondit pas. Cette ironie de son fils l'appelant: Ma?tre, cher ma?tre,... pour moquer ce titre dont on le flattait généralement, le choquait toujours.
?Qu'on fasse monter M. Fage dès qu'il viendra, dit-il sans s'adresser directement au frotteur.
--Oui, meuchieu Achtier...? Et le tonnerre recommen?a à ébranler la maison.
?Bonjour, m'man...
--Tiens! c'est Paul. Entre donc... Prenez garde aux plissés, Corentine.?
Madame Astier passait une jupe devant la glace; longue, mince, encore bien, malgré la fatigue des traits et d'une peau trop fine. Sans bouger, elle lui tendit sa joue veloutée de poudre qu'il fr?la de sa barbe en pointe blonde, aussi peu démonstratifs l'un que l'autre.
?Est-ce que M. Paul déjeune?? demanda Corentine, une forte paysanne à teint huileux, couturé de petite vérole, assise sur le tapis comme une pastoure au pré, en train de raccommoder le bas de la jupe de sa ma?tresse, une loque noire; le ton, l'attitude, trahissaient la grande familiarité dans la maison de la bonne à tout faire mal rétribuée.
Non, Paul ne déjeunait pas. On l'attendait. Il avait son boghey en bas: venu seulement pour dire un mot à sa mère.
?Ta nouvelle charrette anglaise?... Voyons!?
Mme Astier s'approcha de la fenêtre ouverte, écarta un peu les persiennes toutes rayées d'une belle lumière de mai, juste assez pour voir le fringant petit attelage étincelant de cuir neuf et de sapin verni, et le domestique en livrée fra?che, debout à la tête du cheval qu'il maintenait.
?Oh! madame, que c'est beau!... murmura Corentine qui regardait aussi; comme M. Paul doit être mignon, là-dedans.?
La mère rayonnait. Mais des fenêtres s'ouvraient en face, du monde s'arrêtait devant l'équipage qui mettait tout ce bout de la rue de Beaune en rumeur, et, la servante congédiée, Mme Astier, assise au bord d'une chaise longue, acheva de repriser sa jupe elle-même, attendant de savoir ce que son fils avait à lui dire, s'en doutant bien un peu, quoiqu'elle par?t tout attentionnée à sa couture. Paul Astier, renversé dans un fauteuil, ne parlait pas non plus, jouait avec un éventail d'ivoire, une vieillerie qu'il connaissait à sa mère depuis qu'il était né. A les voir ainsi, leur ressemblance frappait: la même chair créole rosée sur un léger bistre, la même taille souple, l'oeil gris impénétrable, et dans les deux visages une tare légère, à peine visible, le nez fin, un peu dévié, donnant l'expression narquoise, quelque chose de pas s?r. Silencieux, ils se guettaient, s'attendaient, avec la brosse de Teyssèdre au lointain.
?Gentil, tout ?a...?, fit Paul.
Sa mère leva la tête:
??a, quoi??
Du bout de l'éventail, d'un geste d'atelier il indiquait les bras nus, le dessin des épaules tombantes sous un corsage de fine batiste. Elle se mit à rire:
?Oui, mais il y a ?a...? Elle montrait son cou très long où des craquelures marquaient l'age de la femme. ?Oh! et puis...? Elle pensa: ?Qu'est-ce que ?a fait, puisque tu es beau...? mais ne le dit pas. Cette parleuse renommée, rompue à tous les papotages, à tous les mensonges de société, experte à tout dire ou faire entendre, restait sans expression pour le seul sentiment véritable qu'elle e?t jamais ressenti.
En réalité, Mme Astier n'était pas de celles qui ne peuvent se décider à vieillir. Longtemps avant l'heure du couvre-feu, peut-être aussi n'y avait-il jamais eu grand feu chez elle, toute sa coquetterie, tout son désir féminin de conquérir et de séduire, ses ambitions glorieuses, élégantes ou mondaines, elle les avait mises dans son fils, ce grand joli gar?on de vingt-huit ans, à la tenue correcte de l'artiste moderne, la barbe légère, les cheveux ras au front, et dans l'allure, l'encolure, cette grace militaire, que le volontariat laisse à la jeunesse de maintenant.
?Ton premier est-il loué? demanda enfin la mère.
--Ah oui! loué!... pas un chat! les écriteaux, les annonces, rien n'y fait... Comme disait Védrine à son exposition particulière: Je ne sais pas ce qu'ils ont, ils ne viennent pas.?
Il se mit à rire doucement; il voyait la belle fierté paisible et convaincue de Védrine au milieu de ses émaux, de ses
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