de femme pour une
autre femme:
«Ah! tant pis. Elle a l'âge...
--Quel âge donc?
--Elle est de 1827. Nous sommes en 80... Ainsi, compte. Juste un an de
plus que moi.
--La duchesse!» fit Paul stupéfait. Et la mère riant:
«Eh oui! malhonnête... Qu'est-ce qui t'étonne? Tu la croyais, je suis
sûre, vingt ans plus jeune... Mais c'est donc vrai que le plus roué de
vous n'y connaît rien... Enfin, tu comprends, ce pauvre prince ne
pouvait pas traîner ce licou toute sa vie, d'autant qu'un jour ou l'autre le
vieux duc va mourir, il faudrait qu'il épouse. Et le vois-tu marié à cette
vieille femme?...
--Mazette! il fait bon être ton amie.»
Elle s'emporta: La duchesse, une amie!... Oui, joliment!... Une femme
qui, avec six cent mille francs de rente, intimes comme elles étaient,
connaissant à fond leur détresse, n'avait jamais eu la pensée de leur
venir en aide... de temps en temps une robe, un chapeau à prendre chez
sa faiseuse... des cadeaux utiles... de ceux qui ne font pas plaisir...
«Les jours de l'an de bon papa Réhu, fit Paul approuvant,... un atlas,
une mappemonde...
--Oh! je crois qu'Antonia est encore plus avare... Rappelle-toi, à
Mousseaux, en pleine saison des fruits, quand Samy n'était pas là, les
pruneaux qu'on nous donnait à dessert. Et pourtant, il y en a des vergers,
des potagers; mais tout est vendu sur les marchés de Blois, de
Vendôme... D'abord, c'est dans le sang. Son père, le maréchal, était
renommé à la cour de Louis-Philippe... Et passer pour avare, à cette
cour-là!... Toutes les mêmes, ces grandes familles corses: crasse et
vanité. Ça mange dans de la vaisselle plate à leurs armes des châtaignes
dont les porcs ne voudraient pas... La duchesse! mais c'est elle-même
qui compte avec son maître d'hôtel... on lui monte la viande tous les
matins... et le soir, dans les dentelles de son coucher,--je tiens ça du
prince,--ainsi! prête pour l'amour, elle fait sa caisse.»
Mme Astier se dégonflait, de sa petite voix aiguë et sifflante comme un
cri d'oiseau de mer en haut d'un mât. Lui, l'écoutait, amusé d'abord,
puis impatient, déjà dehors.
«Je me sauve... fit-il brusquement, déjeuner d'affaires... très important...
--Une commande?
--Non... Cette fois, pas d'architéquerie...»
Comme elle insistait curieusement pour savoir:
«Plus tard... je te dirai... c'est en train...»
Et avant de quitter sa mère, dans un baiser léger, il lui murmura près de
l'oreille: «Tout de même, pense à mes dix mille...»
Sans ce grand fils qui les divisait sourdement, les Astier-Réhu auraient
fait un excellent ménage selon la convention mondaine et surtout
académique. Après trente ans, leurs sentiments mutuels restaient les
mêmes, gardés sous la neige à la température de «couche froide,»
comme disent les jardiniers. Lorsque vers 1850 le professeur Astier,
lauréat de l'Institut, demanda la main de Mlle Adélaïde Réhu,
domiciliée alors au palais Mazarin, chez son grand-père, la beauté fine
et longue de la fiancée, son teint d'aurore, n'étaient pas pour lui le
véritable attrait; la fortune non plus, car les parents de Mlle Adélaïde,
morts subitement du choléra, n'avaient laissé que peu de chose, et le
grand-père, créole de la Martinique, un ancien beau du Directoire,
joueur, viveur, mystificateur et duelliste, répétait bien haut qu'il
n'ajouterait pas un sou à la maigre dot. Non, ce qui séduisit l'enfant de
Sauvagnat, bien plus ambitieux que cupide, ce fut l'Académie. Les
deux grandes cours à traverser pour apporter le bouquet journalier, ces
longs corridors solennels, coupés de bouts d'escaliers poussiéreux,
c'était pour lui le chemin de la gloire bien plus que celui de l'amour. Le
Paulin Réhu des Inscriptions et Belles Lettres, le Jean Réhu des
«Lettres à Uranie,» l'Institut tout entier, ses lions, sa coupole, ce dôme
attirant comme une Mecque, c'est avec tout cela qu'il avait couché, sa
première nuit de noces.
Beauté qui ne s'éraille pas, celle-là, passion sur laquelle le temps n'avait
pu mordre et qui le tenait si fort qu'il garda, vis-à-vis de sa femme,
l'attitude d'un de ces mortels des temps mythologiques à qui les dieux
accordaient parfois leurs filles. Devenu dieu lui-même, à quatre tours
de scrutin, ce respect subsista encore. Quant à Mme Astier qui n'avait
accepté le mariage que comme un moyen de quitter le grand-père à
anecdotes, égoïste et dur, il lui avait fallu peu de temps pour juger quel
pauvre cerveau de paysan laborieux, quelle étroitesse d'intelligence
cachaient la solennité du lauréat académique fabricant d'in-octavos, sa
parole à son d'ophicléide faite pour les hauteurs de la chaire. Pourtant,
après qu'à force d'intrigues, de démarches, de quémandes, elle fut
parvenue à l'installer académicien, elle se sentit prise d'une certaine
vénération, oubliant qu'elle-même l'avait revêtu de cet habit à palmes
vertes où sa nullité disparaissait.
En cette parfaite association, sans joie, ni intimité ni communication
d'aucune sorte, une seule note humaine
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