LIle des Pingouins | Page 4

Anatole France
Tapir, le savant auteur des _Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l'architecture_.
Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau à cylindre, sous un amas épouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope dont les paupières clignotaient derrière des lunettes d'or.
Pour suppléer au défaut de ses yeux, son nez allongé, mobile, doué d'un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact avec l'art et la beauté. On observe qu'en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d'art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Croyez-vous qu'avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s'enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une montagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu'au fa?te du spiritualisme doctrinal et aurait con?u cette puissante théorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps à l'institut de France, leur fin suprême?
Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des bo?tes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l'érudition prêtes à se rompre.
--Ma?tre, fis-je d'une voix émue, j'ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l'art pingouin?
--Monsieur, me répondit le ma?tre, je possède tout l'art, vous m'entendez, tout l'art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s'y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette bo?te que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.
J'obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale bo?te que des fiches bleues s'en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussit?t, par sympathie, les bo?tes voisines s'ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les bo?tes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d'une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu'aux genoux, Fulgence Tapir, d'un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et palit d'épouvante.
--Que d'art! s'écria-t-il.
Je l'appelai, je me penchai pour l'aider à gravir l'échelle qui pliait sous l'averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d'or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu'aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s'éleva, l'enveloppant d'un tourbillon gigantesque. Je vis durant l'espace d'une seconde dans le gouffre le crane poli du savant et ses petites mains grasses, puis l'ab?me se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l'immobilité. Menacé moi-même d'être englouti avec mon échelle, je m'enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.
Quiberon, 1er septembre 1907.

L'ILE DES PINGOUINS

LIVRE PREMIER
LES ORIGINES

CHAPITRE PREMIER
VIE DE SAINT MA?L
Ma?l, issu d'une famille royale de Cambrie, fut envoyé dès sa neuvième année dans l'abbaye d'Yvern, pour y étudier les lettres sacrées et profanes. à l'age de quatorze ans, il renon?a à son héritage et fit voeu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymnes, l'étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles.
Un parfum céleste trahit bient?t dans le clo?tre les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d'Yvern, trépassa de ce monde en l'autre, le jeune Ma?l lui succéda dans le gouvernement du monastère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison des h?tes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l'abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s'écoulait doucement comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes.
Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s'asseoir sur la falaise, à l'endroit qu'on appelle encore aujourd'hui la chaise de saint Ma?l. à ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d'algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l'écume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l'océan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l'image du mystère de la Croix, par
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