LHomme invisible | Page 8

H.G. Wells
fini ; l'étranger avait repris son travail.
En lui apportant le thé, elle vit des éclats de verre dans un coin, sous le
miroir à barbe, et une tache dorée qui avait été sommairement essuyée.
Elle la fit remarquer.
« Portez-la sur la note ! répondit aigrement le voyageur. Pour l'amour
de Dieu, ne m'ennuyez point !
S'il y a quelque dégât, vous l'ajouterez sur la note. »
Et il se remit à consulter une liste dans le cahier ouvert devant lui.
« Je vais vous dire une chose !… » annonça Fearenside d'un petit air
mystérieux.

L'après-midi s'avançait et l'on se trouvait dans le petit débit de bière
d'Iping.
« Hein ? fit Teddy Henfrey.
– Ce gaillard dont vous me parlez, que mon chien a mordu… eh bien !
c'est un Nègre. Du moins, ses jambes sont noires. J'ai vu cela à travers
la déchirure de son pantalon, comme à travers la déchirure de son gant.
Vous vous seriez attendu, n'est-ce pas, à voir quelque chose de rose ?
Eh bien, pas du tout ! Tout à fait noir ! Je vous affirme qu'il est aussi
noir que mon chapeau.
– Parbleu ! s'écria Henfrey, c'est un cas étrange, tout de même !
Pourquoi donc son nez est-il aussi rosé que s'il était peint ?
– C'est exact, répliqua Fearenside ; je le reconnais. Mais je dis ce que je
pense : cet homme est un homme pie, Teddy ; noir ici et blanc là, par
taches. Et il en est honteux. C'est une espèce de métis : la couleur lui
est venue par plaques au lieu d'être fondue. J'ai déjà entendu parler de
ça. C'est d'ailleurs ce qui arrive communément pour les chevaux,
comme chacun sait !… »

CHAPITRE IV UNE INTERVIEW
J'ai rappelé avec détail les circonstances de l'arrivée de l'étranger à
Iping afin que le lecteur puisse comprendre la curiosité qu'excita cet
homme. Mais, sauf deux incidents bizarres, son séjour, jusqu'à la fête
du village, peut être très brièvement raconté. Il y eut bien quelques
escarmouches avec Mme Hall à propos de questions domestiques ;
cependant, chaque fois, jusqu'à la dernière dispute en avril, dès qu'il
voyait poindre les premiers symptômes de ladrerie, il lui imposait
silence par l'expédient commode d'une indemnité spéciale. Hall
n'aimait point son hôte, et, toutes les fois qu'il l'osait, il parlait de la
nécessité de se débarrasser de lui ; mais il dissimulait son antipathie
avec soin et, le plus possible, évitait l'inconnu.
« Prenez patience jusqu'à l'été, répétait sagement Mme Hall, jusqu'au

moment où les artistes commencent à venir. Alors, nous verrons. Il est
sans doute bien arrogant ; mais, il n'y a pas à dire, une note
ponctuellement payée est une note ponctuellement payée. »
L'étranger n'assistait pas aux offices, et ne faisait aucune différence
entre le dimanche et les jours de la semaine. Il travaillait, d'après
Mme Hall, très irrégulièrement. Quelquefois, il descendait de très
bonne heure et il paraissait très affairé. D'autres jours, il se levait tard, il
arpentait sa chambre, il s'agitait bruyamment des heures entières, il
fumait, il dormait dans son fauteuil auprès du feu. De communication
avec le monde, hors du village, il n'en avait aucune. Son humeur
demeurait très inégale ; le plus souvent, ses manières étaient d'une
irritabilité presque insupportable ; souvent, des objets furent brisés,
déchirés, écrasés, broyés dans des accès de violence. Son habitude de
se parler tout bas à lui-même allait augmentant ; mais, quoique
Mme Hall écoutât avec soin, elle ne pouvait trouver ni queue ni tête
aux discours qu'elle entendait.
Le voyageur paraissait rarement le jour ; mais, au crépuscule, il partait,
bien enveloppé, la figure encapuchonnée, que le temps fût froid ou
chaud, et il choisissait les chemins les plus solitaires et les plus
ombragés ou les plus encaissés. Ses gros yeux, dans son visage de
spectre, sous le bord du chapeau, émergeaient soudain de l'obscurité,
apparition désagréable pour les habitants qui rentraient au logis. Teddy
Henfrey, sortant vivement, un soir, à neuf heures et demie, de L'Habit
Rouge, fut honteusement effrayé par la tête de mort du voyageur (il se
promenait le chapeau à la main) qu'une porte ouverte à l'improviste mit
en pleine lumière. Tous les enfants qui le voyaient à la chute du jour
rêvaient de fantômes ; on ne savait pas s'il craignait les gamins plus
qu'il n'en était craint, ou inversement ; mais ce qui est sûr, c'est qu'il y
avait de part et d'autre antipathie profonde.
Il était inévitable que, dans un village comme Iping, un personnage
d'allure si originale et de mœurs si singulières fût souvent le sujet des
conversations. Sur l'emploi de son temps, l'opinion était très divisée,
Mme Hall était, sur ce point, très susceptible. À toutes les questions,
elle répondait que « c'était un faiseur d'expériences
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