LEscalier dOr | Page 7

Edmond Jaloux
pourri, arrachés aux entrailles vives de Carmen ou de
Manon. Une foule mystérieuse, venue des quatre points de l'horizon sur

les promesses des quotidiens, se pressait autour des gaillards en
uniformes,qui broyaient dans leurs instruments le génie de Bizet ou de
Massenet et l'aspergeaient sur nous en poussière de sons.
Je me mêlais à cette société mélomane quand, en face de moi, j'aperçus
mon poète.
Il avait au bras l'aimable personne à laquelle M. Delavigne avait fait
allusion. J'eus tout le loisir de la considérer, et je fus touché de sa grâce.
Tout d'abord, les suppositions de M. Delavigne me firent rougir de
honte et de colère; on ne pouvait imaginer un visage plus naïf, plus
ouvert et plus pur que celui de la compagne de M. Bouldouyr.
Elle était grande, - plus grande que lui, - fine, avec une certaine
gaucherie de jeunesse. Un observateur impartial ne l'eût pas jugée sans
défaut; elle avait des épaules un peu hautes et des dents inégales. Mais
on ne pouvait rien imaginer de plus spontané que le regard gai et
confiant de ses beaux yeux verts, de plus frais que son visage ovale,
aux lignes douces et fondues, de plus gamin que sa chevelure blonde,
dont quelques mèches échappaient au peigne et faisaient les folles, tant
qu'elles pouvaient, en dégringolant le long de ses tempes, - où le soleil
s'amusait à les mettre en feu, - ou en caracolant sur son front. En la
regardant, M. Bouldouyr ne montrait plus rien de cette vivacité
hargneuse, ni de cette bouderie, qu'il avait manifestées chez le coiffeur;
mais, bien au contraire, je ne sais quel rayonnement paternel, une
douceur suave se répandaient sur ses traits usés et amollis; cette jeune
fille était visiblement sous sa protection.
Je les suivis un moment; ils écoutèrent les accords de Zampa, avec un
grand sérieux, puis se perdirent dans la foule. Je fus tenté de m'y glisser
derrière eux, mais je craignis d'attirer l'attention de M. Bouldouyr et
renonçai, à mon tour, aux enivrantes mélodies, dont la garde
municipale berçait les badauds, les chiens et les pigeons réunis autour
d'elle.
Les jours suivants, je ne revis plus M. Bouldouyr avec sa jeune amie;
par contre, je le rencontrai souvent dans la société de deux autres
personnes avec lesquelles il se promenait, alternativement. Elles étaient

fort différentes l'une de l'autre. La première était un jeune homme blond,
d'un blond extrême, et dont les cheveux et les favoris coupés à mi-joue
avaient quelque chose d'extrêmement vaporeux et de léger; c'était
moins un système pileux qu'une sorte de fumée d'or, qui flottait
doucement autour de son front sans rides et de son visage riant. Il avait
l'oeil clair, le nez au vent et la lèvre gourmande, - et des vêtements trop
larges qu'il ne remplissait pas.
Pour le second ami de M. Bouldouyr, il était si étrange que je ne pus
douter que ce fût un idiot. Il ne marchait jamais au pas tranquille et un
peu cérémonieux de son compagnon; tantôt il le précédait en toute hâte
et tantôt s'attardait derrière lui. Maigre, dégingandé, avec une pomme
d'Adam trop visible, qui gonflait son cou démesuré, ce qu'on
remarquait surtout en lui, c'était le vide extraordinaire de ses yeux et le
tic qui, à chaque seconde, lui déformait la bouche et la tiraillait de côté.
Toute son attitude témoignait d'un extrême empressement à vous
complaire, combiné avec l'impossibilité totale de savoir ce qu'il fallait
faire pour cela et d'un mélange de servilité, de crainte et de distraction
fatale et mélancolique. Souvent, il riait aux éclats, sans raison apparente,
et soit qu'il parlât, soit qu'il écoutât, il se frottait les mains l'une contre
l'autre comme s'il voulait les user, sans négliger d'ailleurs de sortir
enfantinement un bout de langue entre ses lèvres secouées de
soubresauts. Il pouvait avoir vingt-huit ou quarante-cinq ans, le
jeunesse et la flétrissure du temps étant mêlées sans ordre sur ses traits.
Valère Bouldouyr l'écoutait avec bonté et un peu de tristesse, mais il lui
parlait lui-même avec animation, et je n'aurais pas compris de quoi il
pouvait l'entretenir, si je n'avais entendu, un soir, assis sur une chaise,
un bout de leur conversation.
J'étais installé, en effet, non loin du bassin central, qui anime d'écharpes
et d'arcs-en-ciel la fusée pure de son jet d'eau, quand le poète et son
pauvre ami s'emparèrent du banc le plus proche de moi.
Bientôt ce singulier colloque vint jusqu'à moi, coupé de loin en loin par
les élans plus bruyants de la tige d'écume.
--Mon pauvre Florentin, disait doucement M. Bouldouyr, as-tu envie de

m'écouter ce soir? Sens-tu que tu pourras me comprendre?
L'idiot frappa longuement ses mains l'une contre l'autre, eut un rire
étouffé et finit par répondre:
--Monsieur Valère, il me semble, aujourd'hui, que tout ce que vous
dites me fait des
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