LEscalier dOr | Page 6

Edmond Jaloux
mes enfants. Je n'ai nullement l'intention, en me
mariant, d'accomplir un acte romanesque, de rouler des yeux blancs et
de parler comme une devise de marron glacé. Je suis un homme sensé,
moi. Je déteste les grands mots, les grands gestes, les billevesées, je n'ai
pas de vague à l'âme, je ne sais même pas si j'ai une âme et je n'en ai
cure. Mon but, ma vocation dans la vie, sont de passer un bel acte de
vente, de faire un testament bien régulier; je n'entends pas avoir à
l'oreille la serinette d'une femme qui rêve, qui a des vapeurs ou qui veut
qu'on lui parle d'amour... Ce matin, mon bon Pierre, j'ai écrit une
longue lettre à Mlle Dufraise et je lui ai dit qu'il n'y avait pas lieu de
donner suite à notre affaire. C'est pourquoi je suis si fier de moi. Car
enfin, je peux bien vous l'avouer: personne ne m'a plu autant qu'elle.
--Eh! lui dis-je, voila, ma foi, qui est joliment raisonné!
--Le seul inconvénient de la chose, c'est qu'il me faudra me pourvoir
ailleurs, car je suis de plus en plus décidé à me marier vite. La sotte vie
que celle d'un célibataire! Mais connaissez-vous rien de plus ridicule
que de chercher une jeune fille, de lui dire des fadeurs et de lui faire sa
cour, tout cela pour finir bonnement par l'épouser? Que j'ai de hâte que
ces simagrées soient finies, que mon oncle Planavergne soit mort et que
je sois installé, en province, avec ma femme et mes trois enfants!

--J'aime ta précision, lui dis-je.
--Oui, j'aurai trois enfants. Moins ou davantage, ce n'est pas raisonnable.
Par exemple, je ne sais pas comment les appeler. Tous les noms ont
quelque chose ridiculement romanesque, de poétique, qui m'exaspère.
Voyez-vous une fille qui s'appellerait Virginie, ou Juliette, ou
Marguerite?
--Tu choisiras des prénoms simples: Marie, par exemple.
--C'est bien clérical!
--Allons, lui dis-je, tu as le temps de faire ton choix!
Nous nous attardions dans le restaurant minuscule, chauffant dans notre
main un verre de fine-champagne. M. Cassignol était déjà parti et déjà
revenu. Un geai apprivoisé, moqueur et malin, sautait de table en table,
en appelant la patronne: "Sophie! Sophie!"
--Sophie! Murmura Victor. Voilà qui n'est pas si mal! Mon aînée se
nommera Sophie. Ce n'est pas prétentieux et ça sonne sagement...
Remontant les marches du seuil, nous suivîmes la rue de Montpensier.
Le soleil y glissait un oeil soupçonneux entre les hautes maisons noires
qui la bordent. Un promeneur solitaire qui portait un grand chapeau de
feutre et un costume très clair s'en allait d'un air à la fois rêveur et
décidé. Un chat effrayé fila devant lui. Nous entendîmes sonner la
trompe d'une auto.
--Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, en me quittant, je suis très
satisfait d'avoir votre approbation. Hélas! Sans cette satanée soirée au
clair de lune, j'aurais peut-être épousé Mlle Dufraise, et voyez ce
qu'aurait été ma vie à Saint-Brieuc ou à Rethel avec une folle qui aurait
lu des romans au lieu de repriser mes chaussettes!
J'osai mesurer d'un coup d'oeil cet abîme de désolation. Victor en
frissonnait encore.

Et je ne sais pourquoi je songeai tout à coup avec un élan de sympathie
irrépressible à l'honnête physionomie de M. Valère Bouldouyr.
Victor Agniel s'éloignait de moi en répétant entre ses dents: "Sophie!
Sophie!"

CHAPITRE IV
Dans lequel apparaît l'insaisissable figure qui donnera de l'unité à ce
récit.
"...brillant dans l'ombre de la seule beauté, comme les heures divines
qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des
fresques d'Herculanum! Gérard De Nerval.
Pendant un mois, je cessai de rencontrer Valère Bouldouyr, et M.
Delavigne ne me donna aucune nouvelle de lui.
Je ne vis pas davantage Victor Agniel, mais notre dernière rencontre ne
m'avait pas laissé un souvenir bien agréable: je ne le relançai pas. Il
trouverait bien sans moi, me disais-je, la jeune fille assez raisonnable à
ses yeux, - et aux miens, - pour accepter de l'entendre tous les jours!
Le printemps étant lent et doux et se prolongeant en de douces soirées
tièdes, il m'arrivait souvent de m'attarder dans l'enclos du Palais-Royal,
jusqu'à l'heure où les vieilles dames, autrefois galantes, qui règlent la
cote des berlingots et des cordes à sauter, dans des kiosques pointus,
ferment boutique et regagnent leurs demeures, où les enfants, las de
courir, s'asseyent sur les bancs et soufflent, où les gardiens rébarbatifs,
enfin, sifflent, crient et ferment les grilles à lances dorées afin d'isoler
dans un carré impénétrable tout l'air pur et respirable du quartier.
Ce fut pendant un de ces après-midis que j'aperçus de nouveau l'auteur
de l'Embarquement pour Thulé et du Jardin des Cent Iris. La musique
militaire répandait aux alentours, selon les hasards de ses cuivres, des
lambeaux de pot
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