LEscalier dOr | Page 4

Edmond Jaloux
un fameux original! Je m'en apercevais, parbleu!
Bien.
Je clignai de la paupière à mon tour, afin d'engager M. Delavigne à
reprendre sa conversation avec le faux Stendhal.
Après quelques instants de silence, le coiffeur débuta ainsi:
--Si vous ne vous intéressez pas aux journaux, ni aux crimes, ni à la
politique, monsieur Bouldouyr, à quoi donc vous intéressez-vous?
Bouldouyr ne répondit pas tout de suite. Il nous regardait
alternativement, le coiffeur et moi. Puis un sourire de mépris
doucement apitoyé erra sur ses lèvres gourmandes.
--Vous, monsieur Delavigne, vous aimez à jouer aux dominos à La
Promenade de Vénus, vous ne dédaignez pas le cinéma et vous
nourrissez, chaque printemps, une passion nouvelle pour quelque
aimable nymphe du quartier. Si j'avais n'importe lequel de ces goûts
charmants, vous pourriez apprécier ce qui m'intéresse, mais la vérité me
force à confesser que tout cela m'est souverainement indifférent.
Presque tout d'ailleurs m'est indifférent, et ce qui me passionne, moi,
n'a de signification pour personne.
--J'ai connu un philatéliste qui raisonnait à peu près comme vous.
--Un philatéliste! S'écria M. Bouldouyr, qui devint soudain rouge de
colère, je vous prie, n'est-ce pas, de ne pas me confondre avec un
imbécile de cette sorte! Un philatéliste! Pourquoi pas un
conchyliologue, puisque vous y êtes?
--Je vous demande pardon, monsieur, je ne croyais pas vous fâcher...

--C'est bon, c'est bon, dit M. Bouldouyr, en se levant. Je vais prendre
l'air, je reviendrai tantôt.
Et il sortit en faisant claquer la porte.
--Il est un petit peu piqué, dit M. Delavigne, en souriant. Mais ce n'est
pas un méchant homme. Il s'appelle Valère Bouldouyr. Un drôle de
nom, n'est ce pas? Et puis, vous savez quand il dit que rien ne
l'intéresse, il se moque de nous. Il se promène souvent au Palais-Royal
avec une jeunesse, qui a l'air joliment agréable. Et vous savez, ajouta
indiscrètement M. Delavigne, en se penchant vers mon oreille, il est
plus vieux qu'il n'en a l'air. C'est moi qui lui ai fourni son postiche et la
lotion avec laquelle il noircit à demi sa barbe, qui est toute blanche...
Ces détails me gênèrent un peu. Je demandai à m. Delavigne à quoi M.
Bouldouyr était occupé.
--A rien, c'est un ancien employé du ministère de la Marine.
Maintenant il est à la retraite.
Je quittai la boutique de M. Delavigne. Je croisai M. Bouldouyr, qui
s'acheminait de nouveau vers elle. Il marchait lourdement, et il me
parut voûté, mais peut-être était-ce l'influence du coiffeur qui me le
faisait voir ainsi.
Je gagnai le Palais-Royal et je traversai le jardin. C'était un jour de
printemps. Le paulownia noir et tordu portait comme un madrépore ses
fleurs vivantes et qui durent si peu. Un gros pigeon gris reposait sur la
tête de l'éphèbe qui joue de la flûte. Camille Desmoulins, vêtu de sa
redingote de bronze, commençait la Révolution en s'attaquant d'abord
aux chaises.
En regardant machinalement ces choses habituelles, je songeais à
Valère Bouldouyr. Son nom ne m'était pas inconnu, mais où l'avais-je
entendu déjà?
J'eus soudain un souvenir précis, et, montant chez moi je fouillai dans
une vieille armoire, pleine de livres oubliés; j'en tirai bientôt deux

minces plaquettes: l'une s'appelait l'Embarquement pour Thulé, l'autre,
le Jardin des Cent Iris. Toutes deux, signées Valère Bouldouyr. La
première avait paru en 1887, la seconde en 1890. Il était évident
qu'après cette double promesse M. Bouldouyr avait renoncé aux Muses.
J'ouvris un de ces livrets poussiéreux. Je lus au hasard, ces quelques
vers:
Sous un ciel qui se meurt comme l'oiseau Phénix La barque d'or éveille
un chagrin de vitrail, Sur l'eau noire qui glisse et qui coule à son Styx,
Et Watteau, tout argent, se tient au gouvernail!
Plus loin, je lis ceci:
Rien, Madame, si ce n'est l'ombre D'un masque de roses tombé, Ne
saurait rendre un coeur plus sombre Que ce ciel par vous dérobé!
Je souris avec mélancolie. Quelque chose de charmant, la jeunesse d'un
poète, s'était donc jouée jadis autour de ce vieil homme à perruque!
Qu'en restait-il aujourd'hui chez ce roquentin coléreux, qui s'offusquait
des railleries de son coiffeur? Hélas! Je le voyais bien, M. Bouldouyr
n'avait pas eu cette force dans l'expression qui permet seule aux poètes
de durer, ni ce pouvoir de mûrir sa pensée, qui transforme un jour en
écrivain le délicieux joueur de flûte, qui accordait son instrument aux
oiseaux du matin. Midi était venu, puis le soir. Et j'étais sans doute
aujourd'hui le seul lecteur qui cherchât à deviner une pensée confuse
dans les rythmes incertains de l'Embarquement pour Thulé!
Pauvre Valère Bouldouyr! J'avais bien voulu savoir ce qu'il pensait
lui-même aujourd'hui de sa grandeur passée et de sa décadence actuelle.
Mais il était peu probable que je dusse le rencontrer jamais, sinon
peut-être de loin en loin dans l'antre bizarre de
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