LEscalier dOr | Page 3

Edmond Jaloux
national, sentencieux, aimant à
moraliser, vaniteux, au moment même qu'il méprisait le plus son
caractère et son état; avec cela, sentimental et toujours déçu par
quelque chose. Deux ou trois journaux traînaient dans sa boutique, dont
j'ai su depuis qu'il ne lisait que les renseignements mondains.
--Monsieur Salerne, me disait-il, voyez-vous, ce que j'aurais aimé dans
la vie, moi, c'est la société des gens du monde. Je n'étais pas né pour
remplir un rôle social aussi infime.
Et il répétait comme un morceau poétique, comme le refrain d'une
romance, un écho recueilli dans le Gaulois ou dans Excelsior: "Grand
bal hier donné chez la princesse Lannes..." Ses distractions étaient
honnêtes il se plaisait à passer la soirée au cinéma ou au café-concert.
Et souvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplet

tendre ou galant, d'une voix juste, mais un peu chevrotante. Le
printemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans doute
avec d'aimables personnes, dont il n'osait pas me parler autrement que
par des allusions mystérieuses; et le lundi, je voyais sa boutique toute
fleurie de ces grandes branches de lilas, que la poussière et les cahots
du chemin de fer ont fripées et qui pendent.
--J'ai la superstition du lilas, me confiait-il alors, celle du muguet aussi.
Quand j'en cueille, - et je sais ce que les désillusions ont de plus amer,
monsieur, - eh bien! je ne peux pas croire que l'amour ne finira pas par
me rendre heureux! J'ai un ami à La Promenade de Vénus, qui me raille
quand je parle ainsi, mais est-ce un mal que de garder sa pointe
d'illusion? Je peux vous avouer cela, n'est-ce pas? Monsieur, car je
vous connais bien, malgré votre réserve, vous êtes un délicat comme
moi!
Avouez-le, comment n'eussé-je pas été flatté par une telle appréciation?
Le jour même où elle me fut faite, je rencontrai pour la première fois M.
Valère Bouldouyr.

CHAPITRE II
Portrait d'un homme inactuel.
"La méditation a perdu toute sa dignité de forme; on a tourné en
ridicule le cérémonial et l'attitude solennelle de celui qui réfléchit, et
l'on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nietzsche.
J'étais, en effet, assis dans la boutique de M. Delavigne, ligoté comme
un prisonnier par les noeuds d'une serviette si humide qu'elle risquait
fort de me donner des rhumatismes, et mon geôlier jouait à faire
pousser sur mes joues une mousse de plus en plus légère, quand la
sonnette de l'établissement, qui avait, je ne sais pourquoi, un timbre
rustique, tinta doucement. Mon regard plongeait dans la glace qui
faisait face à la porte. Je vis entrer un personnage qui me parut curieux,
au premier abord, sans que je comprisse exactement pourquoi.

Il était corpulent, de taille moyenne, d'aspect un peu lourd. Son front
bombé, ses petits yeux vifs, se joues rondes et creusées d'une fossette,
son nez pointu aux narines vibrantes, une lèvre rasée, un collier de
barbe qui grisonnait, me rappelèrent très vite un visage bien connu;
mais il y avait dans ses traits quelque chose d'amollli, de lâche, de
détendu. L'inconnu ressemblait certainement à Stendhal, mais à un
Stendhal en décalcomanie. Il portait un vieux feutre sans fraîcheur et un
gros pardessus bourru, de couleur marron, qui laissait voir un col mou
et une cravate usée, mais dont les couleurs autrefois vives révélaient
d'anciennes prétentions. Il s'assit dans un coin, après avoir échangé
avec M. Delavigne un salut cordial. Au bout d'un moment, le voyant
désoeuvré, le coiffeur lui offrit un journal.
Mais le client refusa majestueusement cette proposition:
--Vous savez bien, dit-il, que je ne lis jamais de journaux, jamais!
Pourquoi faire? Je n'ignore pas grand'chose des turpitudes qui peuvent
se passer dans ce bas-monde. En quoi pourraient-elles m'intéresser?...
Vous, monsieur Delavigne, voulez-vous me dire ce qui vous intéresse
dans un journal?
--Mais les crimes, par exemple, dit M. Delavigne, décontenancé.
--Les crimes? Ils sont déjà tous dans la Bible! Ils ne varient que par le
nom de la localité où ils ont été commis.
--La politique...
--La politique? Parlez-vous sérieusement, monsieur Delavigne? La
politique? Vous tenez sincèrement à savoir par quel procédé vous serez
tracassé, volé, martyrisé et réduit en esclavage? Moi, ça m'est égal! Les
moutons ne seront jamais tondus que par les bergers. Maintenant, si
vous préférez un berger qui porte un nom de famille à un berger qui
porte un numéro, c'est votre affaire. Une affaire purement personnelle,
monsieur Delavigne, ne l'oublions pas!
--Enfin, j'aime à savoir ce qui se passe!

--Moi aussi! Ou plutôt, j'aimerais à savoir ce qui se passe, s'il se passait
quelque chose. Mais il ne se passe rien, vous entendez bien, rien!
Il s'enfonça de nouveau dans sa méditation, et M. Delavigne me fit
plusieurs petits signes du coin de l'oeil, pour me signaler qu'il avait
affaire à un original,
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