sang des ennemis de la
Grèce ou le sang de ses défenseurs -- celui-là même qui coulait dans ses
veines -- nul que lui n'aurait pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on
l'avait revu dans les divers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de
ses compatriotes avaient pu raconter ses hauts faits de piraterie,
auxquels ils s'étaient associés, navires de commerce attaqués et détruits,
riches cargaisons changées en parts de prise! Mais un certain mystère
entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était si
avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant ce
nom, tous s'inclinèrent.
Ainsi s'explique la réception qui fut faite à cet homme par les habitants
de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa présence, comment
tous abandonnèrent ce projet de piller la sacolève, lorsqu'ils eurent
reconnu celui qui la commandait.
Dès que le capitaine de la Karysta eut accosté le quai du port, un peu en
arrière du môle, hommes et femmes, accourus pour le recevoir, se
rangèrent respectueusement sur son passage. Lorsqu'il débarqua, pas un
cri ne fut proféré. Il semblait que Nicolas Starkos eût assez de prestige
pour commander le silence autour de lui rien que par son aspect. On
attendait qu'il parlât, et, s'il ne parlait pas -- ce qui était possible -- nul
ne se permettrait de lui adresser la parole.
Nicolas Starkos, après avoir commandé aux matelots de son gig de
retourner à bord, s'avança vers l'angle que le quai forme au fond du port.
Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas dans cette direction qu'il
s'arrêta. Puis, avisant le vieux marin qui le suivait, comme s'il eût
attendu quelque ordre à exécuter:
«Gozzo, dit-il, j'aurai besoin de dix hommes vigoureux pour compléter
mon équipage.
-- Tu les auras, Nicolas Starkos», répondit Gozzo. Le capitaine de la
Karysta en eût voulu cent qu'il les eût trouvés, à prendre au choix,
parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans demander
où on les menait, à quel métier on les destinait, pour le compte de qui
ils allaient naviguer ou se battre, auraient suivi leur compatriote, prêts à
partager son sort, sachant bien que d'une façon ou de l'autre ils y
trouveraient leur compte.
«Que ces dix hommes, dans une heure, soient à bord de la Karysta,
ajouta le capitaine.
-- Ils y seront», répondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquant d'un geste
qu'il ne voulait point être accompagné, remonta le quai qui s'arrondit à
l'extrémité du môle, et s'enfonça dans une des étroites rues du port. Le
vieux Gozzo, respectant sa volonté, revint vers ses compagnons, et ne
s'occupa plus que de choisir les dix hommes destinés à compléter
l'équipage de la sacolève. Cependant, Nicolas Starkos s'élevait peu à
peu sur les pentes de cette falaise abrupte qui supporte le bourg de
Vitylo. À cette hauteur, on n'entendait d'autre bruit que l'aboiement de
chiens féroces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacals
et les loups, chiens aux formidables mâchoires, à large face de dogue,
que le bâton n'effraye guère. Quelques goélands tourbillonnaient dans
l'espace, à petits coups de leurs larges ailes, en regagnant les trous du
littoral.
Bientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les dernières maisons de Vitylo. Il
prit alors le rude sentier qui contourne l'acropole de Kérapha. Après
avoir longé les ruines d'une citadelle, qui fut jadis élevée en cet endroit
par Ville-Hardouin, au temps où les Croisés occupaient divers points
du Péloponnèse, il dut contourner la base des vieilles tours, dont la
falaise est encore couronnée. Là, il s'arrêta un instant et se retourna.
À l'horizon, en deçà du cap Gallo, le croissant de la lune allait bientôt
s'éteindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelques rares étoiles
scintillaient à travers d'étroites déchirures de nuages, poussés par le
vent frais du soir. Pendant les accalmies, un silence absolu régnait
autour de l'acropole. Deux ou trois petites voiles, à peine visibles,
sillonnaient la surface du golfe, le traversant vers Coron ou le
remontant vers Kalamata. Sans le fanal, qui se balançait en tête de leur
mât, peut-être eût-il été impossible de les reconnaître. En contrebas,
sept à huit feux brillaient aussi sur divers points du rivage, doublés par
la tremblotante réverbération des eaux. Étaient-ce des feux de barques
de pêche, ou des feux d'habitations, allumés pour la nuit? On n'aurait pu
le dire.
Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitué aux ténèbres, toute
cette immensité. Il y a dans l'oeil du marin une puissance de vision
pénétrante, qui lui permet de voir là où d'autres ne verraient pas. Mais,
en ce moment, il semblait que les choses extérieures ne fussent pas
pour impressionner le capitaine de la Karysta, accoutumé sans doute à
de tout autres scènes. Non, c'était en lui-même qu'il regardait. Cet air
natal, qui est comme l'haleine du pays, il le respirait presque
inconsciemment.
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