se jetèrent dans les canots
amarrés au quai, et s'avancèrent en nombre évidemment supérieur à
celui des hommes de la sacolève.
À cet instant, un commandement fut fait à bord d'une voix brève. La
sacolève, après être sortie du chenal, se trouvait au milieu du port. Ses
drisses furent larguées, son ancre venait d'être mouillée, et elle demeura
immobile, après une dernière secousse produite au rappel de sa chaîne.
Les embarcations n'en étaient plus alors qu'à quelques brasses. Même
sans montrer une défiance exagérée, tout équipage, connaissant la
mauvaise réputation des gens de Vitylo, se fût armé, afin d'être, le cas
échéant, en état de défense.
Ici, il n'en fut rien. Le capitaine de la sacolève, après le mouillage, était
repassé de l'avant à l'arrière, pendant que ses hommes, sans se
préoccuper de l'arrivée des canots, s'occupaient tranquillement à ranger
les voiles, afin de débarrasser le pont.
Seulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne les serraient
point, de manière qu'il n'y eût plus qu'à peser sur les drisses pour se
remettre en appareillage.
Le premier canot accosta la sacolève par sa hanche de bâbord. Les
autres la heurtèrent presque aussitôt. Et, comme ses pavois étaient peu
élevés, les assaillants, poussant des cris de mort, n'eurent qu'à les
enjamber pour se trouver sur le pont.
Les plus enragés se précipitèrent vers l'arrière. L'un deux saisit un falot
allumé, et il le porta à la figure du capitaine.
Celui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber son capuchon sur ses
épaules, et sa figure apparut en pleine lumière.
«Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus leur
compatriote Nicolas Starkos?»
Le capitaine, en parlant ainsi, s'était tranquillement croisé les bras. Un
instant après, les canots, débordant à toute vitesse, avaient regagné le
fond du port.
II
En face l'un de l'autre
Dix minutes plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la
sacolève et déposait au pied du môle, sans aucun compagnon, sans
aucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de battre
si prestement en retraite.
C'était le capitaine de la Karysta -- ainsi se nommait le petit bâtiment
qui venait de mouiller dans le port.
Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier sous
son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard fixe.
Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues
horizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa poitrine
était large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs tombaient en
boucles sur ses épaules. S'il avait dépassé trente- cinq ans, c'était à
peine de quelques mois. Mais son teint hâlé par les brises, la dureté de
sa physionomie, un pli de son front, creusé comme un sillon dans
lequel rien d'honnête ne pouvait germer, le faisaient paraître plus vieux
que son âge.
Quant au costume qu'il portait alors, ce n'était ni la veste, ni le gilet, ni
la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capuchon de couleur brune,
brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon verdâtre, à larges plis,
perdu dans des bottes montantes, rappelaient plutôt l'habillement du
marin des côtes barbaresques.
Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec de naissance et originaire
de ce port de Vitylo. C'était là qu'il avait passé les premières années de
sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'était entre ces roches qu'il avait fait
l'apprentissage de la vie de mer. C'était sur ces parages qu'il avait
navigué au hasard des courants et des vents. Pas une anse dont il n'eût
vérifié le brassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas
une roche sous-marine, dont le relèvement lui fût inconnu. Pas un
détour du chenal, dont il ne fût capable de suivre, sans compas ni pilote,
les sinuosités multiples. Il est donc facile de comprendre comment, en
dépit des faux signaux de ses compatriotes, il avait pu diriger la
sacolève avec cette sûreté de main. D'ailleurs, il savait combien les
Vityliens étaient sujets à caution. Déjà il les avait vus à l'oeuvre. Et
peut-être, en somme, ne désapprouvait-il pas leurs instincts de pillards,
du moment qu'il n'avait point eu à en souffrir personnellement.
Mais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos était également connu d'eux.
Après la mort de son père, qui fut l'une de ces milliers de victimes de la
cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine, n'attendit plus que l'heure
de se jeter dans le premier soulèvement contre la tyrannie ottomane.
Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour courir les mers, et plus
particulièrement l'Archipel, se formant non seulement au métier de
marin, mais aussi au métier de pirate. À bord de quels navires avait-il
servi pendant cette période de son existence, quels chefs de flibustiers
ou de forbans l'eurent sous leurs ordres, sous quel pavillon fit-il ses
premières armes, quel sang répandit sa main, le
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.