jurons.
Mais, à ce sujet, il n'y eut aucune discussion, parce qu'il n'y avait pas
d'erreur possible. Le navire, qui manoeuvrait à l'entrée du golfe de
Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens de Vitylo avaient
tort de crier à la malchance. Il n'est pas rare de trouver quelque
cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.
On appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la
tonture, c'est-à-dire la courbe du pont, s'accentue légèrement en se
relevant vers l'arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles des voiles
auriques. Son grand mât, très incliné sur l'avant et placé au centre, porte
une voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux
focs à l'avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de
l'arrière, complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les
peintures vives de sa coque, l'élancement de son étrave, la variété de sa
mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux
spécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans les
étroits parages de l'Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment,
se couchant et se redressant à la lame, se couronnant d'écume,
bondissant sans effort, semblable à quelque énorme oiseau, dont les
ailes eussent rasé la mer, qui brasillait alors sous les derniers rayons du
soleil.
Bien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel se couvrît d'»échillons»
-- nom que les Levantins donnent à certains nuages de leur ciel -- la
sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle avait même conservé son
perroquet volant, qu'un marin moins audacieux eût certainement amené.
Évidemment, c'était dans l'intention d'atterrir, le capitaine ne se
souciant pas de passer la nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de
grossir encore.
Mais, si, pour les marins de Vitylo il n'y avait plus aucun doute sur ce
point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne laissaient pas de se
demander si ce serait à destination de leur port.
«Eh! s'écria l'un d'eux, on dirait qu'elle cherche toujours à pincer le vent
au lieu d'arriver!
-- Le diable la prenne à sa remorque! répliqua un autre. Va-t-elle donc
virer et reprendre un bord au large?
-- Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?
-- Ou pour Kalamata?»
Ces deux hypothèses étaient également admissibles. Coron est un port
de la côte maniote assez fréquenté par les navires de commerce du
Levant, et il s'y fait une importante exportation des huiles de la Grèce
du sud. De même pour Kalamata, située au fond du golfe, dont les
bazars regorgent de produits manufacturés, étoffes ou poteries, que lui
envoient les divers États de l'Europe occidentale. Il était donc possible
que la sacolève fût chargée pour l'un de ces deux ports -- ce qui eût fort
déconcerté ces Vityliens, en quête de déprédations et pillages.
Pendant qu'elle était observée avec une attention si peu désintéressée, la
sacolève filait rapidement. Elle ne tarda pas à se trouver à la hauteur de
Vitylo. Ce fut l'instant où son sort allait se décider. Si elle continuait à
s'élever vers le fond du golfe, Gozzo et ses compagnons devraient
perdre tout espoir de s'en emparer. En effet, même en se jetant dans
leurs plus rapides embarcations, ils n'auraient eu aucune chance de
l'atteindre, tant sa marche était supérieure sous cette énorme voilure
qu'elle portait sans fatigue.
«Elle arrive!»
Ces deux mots furent bientôt jetés par le vieux marin, dont le bras,
armé d'une main crochue, se lança vers le petit bâtiment comme un
grappin d'abordage.
Gozzo ne se trompait pas. La barre venait d'être mise au vent, et la
sacolève laissait maintenant porter sur Vitylo. En même temps, son
perroquet volant et son second foc furent amenés; puis, son hunier se
releva sur ses cargues. Ainsi soulagée d'une partie de ses voiles, elle
était bien plus dans la main de l'homme de barre.
Il commençait alors à faire nuit. La sacolève n'avait plus que juste le
temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, de ci de là, des roches
sous-marines qu'il faut éviter, sous peine de courir à une destruction
complète. Pourtant, le pavillon de pilote n'avait point été hissé au grand
mât du petit bâtiment. Il fallait donc que son capitaine connût
parfaitement ces fonds assez dangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans
demander assistance. Peut-être aussi se méfiait-il -- à bon droit -- des
pratiques Vityliens, qui ne se seraient point gênés de le mettre sur
quelque basse, où nombre de navires s'étaient déjà perdus.
Du reste, à cette époque, aucun phare n'éclairait les côtes de cette
portion du Magne. Un simple feu de port servait à gouverner dans
l'étroit chenal.
La sacolève s'approchait, cependant. Elle ne fut bientôt plus qu'à un
demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans
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