LArchipel en feu | Page 3

Jules Verne
Kakovonni, et
les Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe que termine le cap
Matapan, se trouvaient à l'aise pour opérer. En mer, ils attaquaient les
navires. À terre, ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils les
pillaient et les brûlaient. Que leurs équipages fussent turcs, maltais,
égyptiens, grecs même, peu importait: ils étaient impitoyablement
massacrés ou vendus comme esclaves sur les côtes barbaresques. La
besogne venait-elle à chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans
les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de
Cérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le Dieu
des tempêtes, afin qu'il daignât mettre au plein quelque bâtiment de fort
tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à
ces prières, pour le plus grand profit de leurs fidèles.
Or, depuis quelques semaines, le pillage n'avait pas donné. Aucun

bâtiment n'était venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi, fut-ce
comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé échapper ces
mots, entrecoupés de halètements asthmatiques:
«Navire en vue!»
Presque aussitôt se firent entendre les battements sourds de la simandre,
sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans ces provinces, où
les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de métal. Mais ces
lugubres complaintes suffisaient à rassembler une population avide,
hommes, femmes, enfants, chiens féroces et redoutés, tous également
propres au pillage et au massacre.
Cependant les Vityliens, réunis sur le haut rocher, discutaient à grands
cris. Qu'était ce bâtiment signalé par le caloyer?
Avec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchissait à la tombée de la nuit,
ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait même se faire
qu'il enlevât le cap Matapan à la bordée. D'après sa direction, il
semblait venir des parages de la Crète. Sa coque commençait à se
montrer au-dessus du sillage blanc qu'il laissait après lui; mais
l'ensemble de ses voiles ne formait encore qu'une masse confuse à l'oeil.
Il était donc difficile de reconnaître à quel genre de bâtiment il
appartenait. De là, des propos qui se contredisaient d'une minute à
l'autre.
«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je viens de voir les voiles
carrées de son mât de misaine!
-- Eh non! répondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arrière
relevé et le renflement de son étrave!
-- Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvoir les distinguer l'un de
l'autre à pareille distance?
-- Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées? fit observer un
autre marin, qui s'était fait une longue-vue de ses deux mains à demi
fermées.

-- Que Dieu nous vienne en aide! répondit le vieux Gozzo. Polacre,
chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent trois
mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages avec une bonne
cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de Smyrne!»
Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement encore.
Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais, précisément
parce qu'il serrait le vent de très près, on ne pouvait l'apercevoir par le
travers. Il eût donc été malaisé de dire s'il portait deux ou trois mâts,
c'est-à-dire si l'on pouvait espérer que son tonnage fût ou non
considérable.
«Eh! la misère est pour nous et le diable s'en mêle! dit Gozzo, en
lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses
phrases. Nous n'aurons là qu'une felouque...
-- Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, non moins désappointé
que ses ouailles.
Si des cris de désappointement accueillirent ces deux observations, il
est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà
estimer qu'il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt tonneaux.
Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle
était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui
sont chargés de vin précieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans
ce cas, ils valent la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une
mince besogne! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les
anciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à ce
bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa faveur.
Cependant, le soleil commençait à disparaître derrière l'horizon dans
l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d'octobre devait laisser
assez de lumière, pendant une heure encore, pour que ce navire pût être
reconnu avant la nuit close. D'ailleurs, après avoir doublé le cap
Matapan, il venait d'arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir l'entrée
du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au regard des
observateurs.

Aussi, ce mot: sacolève! s'échappa-t-il, un instant après, de la bouche
du vieux Gozzo.
«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, dont le désappointement
se traduisit par une bordée de
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