LAffaire Lerouge | Page 4

Emile Gaboriau
minutes, c'est fini, elle est casée, elle lui
appartient. Partout, en tout temps, il la reconnaîtra. Les impossibilités
de lieux, les invraisemblances de circonstances, les plus incroyables
déguisements ne le dérouteront pas. Cela tient, prétend-il, à ce que d'un
homme il ne voit, il ne regarde que les yeux. Il reconnaît le regard sans

se préoccuper des traits.
L'expérience fut tentée il n'y a pas bien des mois à Poissy. On drapa
dans des couvertures trois détenus, afin de déguiser leur taille; on leur
mit sur la face un voile épais où des trous étaient ménagés pour les
yeux, et en cet état on les présenta à Gévrol.
Sans la moindre hésitation il reconnut trois de ses pratiques et les
nomma.
Le hasard seul l'avait-il servi?
L'aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un ancien repris de justice
réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme
l'ambre, et jaloux de son chef qu'il jugeait médiocrement fort. On le
nommait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité commençait à gêner,
accueillit le juge d'instruction et les deux agents comme des libérateurs.
Il exposa rapidement les faits et lut son procès- verbal.
-- Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, tout ceci est
très net; seulement, il est un fait que vous oubliez.
-- Lequel, monsieur? demanda le commissaire.
-- Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuve Lerouge, et à quelle
heure?
-- J'allais y arriver, monsieur. On l'a rencontrée le soir du Mardi gras, à
cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougival avec un panier de
provisions.
-- Monsieur le commissaire est sûr de l'heure? interrogea Gévrol.
-- Parfaitement, et voici pourquoi: les deux témoins dont la déposition
me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurent ici près,
descendaient de l'omnibus américain qui part de Marly toutes les heures,
lorsqu'ils ont aperçu la veuve Lerouge dans le chemin de traverse. Ils
ont pressé le pas pour la rejoindre, ont causé avec elle et ne l'ont quittée
qu'à sa porte.
-- Et qu'avait-elle dans son panier? demanda le juge d'instruction.
-- Les témoins l'ignorent. Ils savent seulement qu'elle rapportait deux
bouteilles de vin cacheté et un litre d'eau-de-vie. Elle se plaignait du
mal de tête et leur dit que, bien qu'il fût d'usage de s'amuser le jour du
Mardi gras, elle allait se coucher.
-- Eh bien! s'exclama le chef de la sûreté, je sais où il faut chercher.
-- Vous croyez? fit M. Daburon.

-- Parbleu! c'est assez clair. Il s'agit de trouver le grand brun, le gaillard
à la blouse. L'eau-de-vie et le vin lui étaient destinés. La veuve
l'attendait pour souper. Il est venu, l'aimable galant.
-- Oh! insinua le brigadier évidemment révolté, elle était bien laide et
terriblement vieille.
Gévrol regarda d'un air goguenard l'honnête gendarme.
-- Sachez, brigadier, dit-il, qu'une femme qui a de l'argent est toujours
jeune et jolie, si cela lui convient.
-- Peut-être y a-t-il là quelque chose, reprit le juge d'instruction;
pourtant ce n'est pas là ce qui me frappe. Ce seraient plutôt ces mots de
la veuve Lerouge: «Si je voulais davantage, je l'aurais.»
-- C'est aussi ce qui éveilla mon attention, appuya le commissaire.
Mais Gévrol ne se donnait plus la peine d'écouter. Il tenait sa piste, il
inspectait minutieusement les coins et les recoins de la pièce. Tout à
coup il revint vers le commissaire.
-- J'y pense! s'écria-t-il, n'est-ce pas le mardi que le temps a changé?...
Il gelait depuis une quinzaine et nous avons eu de l'eau. À quelle heure
la pluie a-t-elle commencé?
-- À neuf heures et demie, répondit le brigadier. Je sortais de souper et
j'allais faire ma tournée dans les bals, quand j'ai été pris par une averse
vis-à-vis de la rue des Pêcheurs. En moins de dix minutes il y avait un
demi-pouce d'eau sur la chaussée.
-- Très bien! dit Gévrol. Donc, si l'homme est venu après neuf heures et
demie, il devait avoir ses souliers pleins de boue... sinon, c'est qu'il est
arrivé avant. On aurait dû voir cela ici, puisque le carreau est frotté. Y
avait-il des empreintes de pas, monsieur le commissaire?
-- Je dois avouer que nous ne nous en sommes pas occupés.
-- Ah! fit le chef de la sûreté d'un ton dépité, c'est bien fâcheux.
-- Attendez, reprit le commissaire, il est encore temps d'y voir, non
dans cette pièce mais dans l'autre. Nous n'y avons rien dérangé
absolument. Mes pas et ceux du brigadier seraient aisés à distinguer.
Voyons...
Comme le commissaire ouvrait la porte de la seconde chambre, Gévrol
l'arrêta.
-- Je demanderai à monsieur le juge, dit-il, de me permettre de tout bien
examiner avant que personne entre, c'est important pour moi.
-- Certainement, approuva M. Daburon.

Gévrol passa le premier,
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