Lîle des rêves | Page 9

Louis Ulbach
le navire sera près de dispara?tre...
--Vous dispara?trez aussi?
--Non, je sauterai dans la barque, sur le radeau que j'aurai eu la précaution de construire, et je me dirigerai au plus t?t vers une des ?les voisines; car nous sommes tout près d'un archipel.
--Ah! bah, s'écria Michel, véritablement stupéfait, vous savez que nous sommes près des ?les.....
--Oh! certainement, c'est pour cela que j'ai voulu faire naufrage.
--Eh bien, vous êtes un farceur de précaution! vous vous assurez contre l'entra?nement du plaisir. Pourquoi ne pas faire naufrage dans une baignoire? c'e?t été encore plus prudent.
--Je suis prudent, c'est vrai, répondit l'Anglais avec ce sang-froid fantastique qui signale souvent les commencements de l'ivresse, parce que je n'aime pas que l'on se moque de moi. D'ailleurs, je veux l'émotion du débarquement après l'émotion du naufrage.
--Vous l'aurez, milord, vous l'aurez.
--J'emporte toujours avec moi l'histoire de Robinson Crusoé, que j'ai beaucoup lue et que j'aime beaucoup, continua sir Olliver d'un ton horriblement lugubre.
--Je voudrais bien vous voir, milord, vous installant dans votre ?le et construisant votre habitation.
--Oh! j'ai une habitation toute faite, un petit chalet démonté que j'ai acheté avant de partir et que je mettrai sur le radeau.
--Vous serez fort beau allant à la chasse et cherchant votre nourriture dans les bois.
--Sans doute, mais j'ai quelques caisses de provisions...
--Que vous mettrez encore sur votre radeau. Je parie que vous avez aussi une cargaison de vêtements.
--Pouvais-je, mon cher capitaine, m'exposer au costume primitif?
--Diable, vous perfectionnez Robinson. Est-ce que par hasard vous auriez oublié un nègre, le fidèle Vendredi?
--Je n'aime pas les nègres et j'aime la solitude.
--Je vois que toutes vos mesures sont bien prises. Buvons à votre heureux débarquement.
L'Anglais, dont la parole devenait de plus en plus brève, tendit son verre, le fit emplir, et le vida en silence. Michel jasait pour deux. Le brave capitaine s'amusait délicieusement. Il n'avait jamais été à pareille fête. Mystifier un Anglais qui allait si volontiers au-devant du piége, c'était un double triomphe, et, tout en étudiant l'effet des toasts réitérés, Michel le provoquait encore.
--Milord, je bois à votre ?le déserte! milord, je bois à Robinson Crusoé! milord, je bois à vos caisses de provision.
Une béatitude singulière troublait le regard de l'Anglais. Il semblait bien près de faire naufrage dans le monde idéal. Une sorte de roulis balan?ait sa tête, et des baillements faisaient pressentir l'instant où sa raison allait tomber dans les rêves. Michel dégageait de sa pipe une fumée de plus en plus opaque, comme s'il avait voulu joindre des nuages palpables aux nuées invisibles qui flottaient autour du front de sir Olliver. La figure du capitaine, si douce et si calme, s'animait d'une vivacité malicieuse. Par une pente naturelle dont nous avons déjà constaté les effets, Michel se départait de l'étiquette à mesure que l'Anglais paraissait s'endormir. Il déboutonna son gilet au premier baillement; au second, il ?ta sa veste; au troisième, il ne lui e?t fallu qu'un geste pour qu'il se retrouvat dans la toilette sommaire du matin. Mais ce n'était pas l'heure de prendre ses aises. Quand il vit l'Anglais profondément endormi, le capitaine entr'ouvrit la porte.
--Pharamond, demanda-t-il à voix basse, tout est-il prêt?
--Oui, mon capitaine.
--Appelle deux hommes, et en route!
--Deux hommes! allons donc! je suffis bien à moi tout seul!
Et le matelot entra dans la cabine.
--Dort-il bien, dit-il en regardant l'Anglais sous le nez. Il y met une complaisance! Je suis s?r que si on le pin?ait il ne s'éveillerait pas.
--Pas de bêtise, Pharamond!
--Pas si bête! mon capitaine.
Et, soulevant l'Anglais endormi, Pharamond le prit dans ses deux bras, et le porta sur le pont.
--Le bon vin rend léger, dit sentencieusement le matelot. Ce goddam-là est une plume; je le porterais au bout du monde.
Quelques minutes après, Pharamond, toujours chargé, ou plut?t toujours orné de son précieux fardeau, passait par-dessus le bord, descendait à l'échelle et déposait sir Olliver dans un canot préparé pour l'expédition. Le capitaine était déjà installé; toutes les caisses, tous les bagages de l'Anglais, placés sur un radeau construit à la hate, étaient amarrés au canot.
On s'éloigna du Cyclope. La lune répandait sur la mer comme un sable d'argent que les rames agitaient. La solennité de la nuit impressionna de nouveau le capitaine. Les natures les moins sensibles, en apparence, à la poésie, subissent des bouffées d'idéal. Michel eut un éclair de charité généreuse: il craignait de blasphémer, en mystifiant une chétive créature par cette nuit splendide.
--Le pauvre fou! dit-il avec compassion, j'ai bien envie de me contenter de l'enfermer.
--Pourquoi pas, capitaine, l'engager aussi à nous faire sombrer? répliqua Pharamond.
--Je ne sais pas jusqu'à quel point je respecte le droit des gens.
--Ah ?à! est-ce qu'il voulait le respecter, lui, tout le premier?
--Il va courir des dangers.
--Quels dangers? celui de s'enrhumer, tout au plus; mais il est connu que les Anglais ne s'enrhument pas: ils enrhument les autres.
Michel sourit, et regarda sir Olliver, qu'on
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