Lîle des rêves | Page 9

Louis Ulbach
est toujours dommage de perdre l'occasion de trinquer avec un si

charmant buveur, reprit Michel qui flattait sir Olliver.
--Je suis ravi de vous voir revenu à de meilleurs sentiments, monsieur
le capitaine.
--Oh! vous n'êtes pas au bout!
--Vraiment! que me ménagez-vous encore?
--Plus d'émotion que vous ne pouvez en rêver!
--Ne vous gênez pas, j'ai de l'appétit. Ainsi, capitaine, vous
m'abandonnez votre vaisseau?
--Il faut bien faire quelque chose pour vous, dit avec une feinte
soumission le brave Michel qui débouchait sa quatrième bouteille.
L'Anglais était sans défiance. Il tendit son verre, et porta un toast à
madame Michel, à sa famille et aux beaux jours passés du Cyclope. Le
capitaine, qui guettait depuis quelques moments l'effet de ces
épanchements réels et symboliques, paraissait enchanté du tour que
prenait l'humeur de sir Olliver. Il se renversa sur sa chaise, alluma sa
pipe avec le tison du cigare, et continua à s'éclairer sur le véritable
caractère de la mélancolie anglaise.

IV
Où les événements dépassent les voeux de sir Olliver.
--Ah çà! milord, demanda Michel, dites-moi donc un peu comment
vous vous y prendriez pour le naufrage en question.
--Comment je m'y prendrai? oh! rien de plus simple; vous l'avez dit
vous-même, un trou dans la cale! l'eau montera; je monterai avec elle,
et quand le navire sera près de disparaître...
--Vous disparaîtrez aussi?

--Non, je sauterai dans la barque, sur le radeau que j'aurai eu la
précaution de construire, et je me dirigerai au plus tôt vers une des îles
voisines; car nous sommes tout près d'un archipel.
--Ah! bah, s'écria Michel, véritablement stupéfait, vous savez que nous
sommes près des îles.....
--Oh! certainement, c'est pour cela que j'ai voulu faire naufrage.
--Eh bien, vous êtes un farceur de précaution! vous vous assurez contre
l'entraînement du plaisir. Pourquoi ne pas faire naufrage dans une
baignoire? c'eût été encore plus prudent.
--Je suis prudent, c'est vrai, répondit l'Anglais avec ce sang-froid
fantastique qui signale souvent les commencements de l'ivresse, parce
que je n'aime pas que l'on se moque de moi. D'ailleurs, je veux
l'émotion du débarquement après l'émotion du naufrage.
--Vous l'aurez, milord, vous l'aurez.
--J'emporte toujours avec moi l'histoire de Robinson Crusoé, que j'ai
beaucoup lue et que j'aime beaucoup, continua sir Olliver d'un ton
horriblement lugubre.
--Je voudrais bien vous voir, milord, vous installant dans votre île et
construisant votre habitation.
--Oh! j'ai une habitation toute faite, un petit chalet démonté que j'ai
acheté avant de partir et que je mettrai sur le radeau.
--Vous serez fort beau allant à la chasse et cherchant votre nourriture
dans les bois.
--Sans doute, mais j'ai quelques caisses de provisions...
--Que vous mettrez encore sur votre radeau. Je parie que vous avez
aussi une cargaison de vêtements.
--Pouvais-je, mon cher capitaine, m'exposer au costume primitif?

--Diable, vous perfectionnez Robinson. Est-ce que par hasard vous
auriez oublié un nègre, le fidèle Vendredi?
--Je n'aime pas les nègres et j'aime la solitude.
--Je vois que toutes vos mesures sont bien prises. Buvons à votre
heureux débarquement.
L'Anglais, dont la parole devenait de plus en plus brève, tendit son
verre, le fit emplir, et le vida en silence. Michel jasait pour deux. Le
brave capitaine s'amusait délicieusement. Il n'avait jamais été à pareille
fête. Mystifier un Anglais qui allait si volontiers au-devant du piége,
c'était un double triomphe, et, tout en étudiant l'effet des toasts réitérés,
Michel le provoquait encore.
--Milord, je bois à votre île déserte! milord, je bois à Robinson Crusoé!
milord, je bois à vos caisses de provision.
Une béatitude singulière troublait le regard de l'Anglais. Il semblait
bien près de faire naufrage dans le monde idéal. Une sorte de roulis
balançait sa tête, et des bâillements faisaient pressentir l'instant où sa
raison allait tomber dans les rêves. Michel dégageait de sa pipe une
fumée de plus en plus opaque, comme s'il avait voulu joindre des
nuages palpables aux nuées invisibles qui flottaient autour du front de
sir Olliver. La figure du capitaine, si douce et si calme, s'animait d'une
vivacité malicieuse. Par une pente naturelle dont nous avons déjà
constaté les effets, Michel se départait de l'étiquette à mesure que
l'Anglais paraissait s'endormir. Il déboutonna son gilet au premier
bâillement; au second, il ôta sa veste; au troisième, il ne lui eût fallu
qu'un geste pour qu'il se retrouvât dans la toilette sommaire du matin.
Mais ce n'était pas l'heure de prendre ses aises. Quand il vit l'Anglais
profondément endormi, le capitaine entr'ouvrit la porte.
--Pharamond, demanda-t-il à voix basse, tout est-il prêt?
--Oui, mon capitaine.
--Appelle deux hommes, et en route!

--Deux hommes! allons donc! je suffis bien à moi tout seul!
Et le matelot entra dans la cabine.
--Dort-il bien, dit-il en regardant l'Anglais sous le nez. Il y met une
complaisance! Je suis sûr que si on le pinçait
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