place pour écrire tout; peut-être aussi, parce qu'elles feraient trop peur aux femmes. Ma mère s'est effrayée, à plusieurs reprises, aux récits du colonel; une fois, elle s'est évanouie. De sorte que l'on invite très rarement M. Gabarrot, à présent.
--Ses habitudes sont tellement extraordinaires! dit ma mère. Il pourrait bien en faire le sacrifice lorsqu'il d?ne hors de chez lui.
Mais le colonel ne veut faire aucun sacrifice; il a sa fa?on de manger, et il mange à sa fa?on, chez lui, et hors de chez lui; qu'on l'invite on non, ?a lui est égal; mais qu'on ne s'attende jamais à le voir se servir d'une assiette, d'un verre, ou d'une fourchette. C'est dans une écuelle de terre grossière qu'on doit lui apporter son repas: de la soupe aux légumes noyant un morceau de boeuf bouilli; il mange la soupe d'abord avec une cuiller d'étain, la viande ensuite avec un couteau. L'écuelle vidée, il y verse une bouteille de vin, qu'il avale en deux ou trois coups. L'extrême simplicité du système dépla?t fortement à ma mère; pas à moi. Je m'arrange de fa?on à me faire retenir à déjeuner ou à d?ner, chaque fois qu'on m'a mené voir le colonel ou qu'il est venu me chercher pour une promenade. J'ai mon écuelle, une vilaine écuelle de terre brune, si jolie,--défense d'en parler à la maison--et quand j'ai fini ma soupe, M. Gabarrot y verse un verre de vin, très suffisant pour mes sept ans. Je n'aurai droit à la bouteille que plus tard.
--Dans treize ou quatorze ans, dit le colonel, quand tu porteras ta première épaulette, sacré matin, et que je ne serai pas là pour te voir, sacré matin de sacré matin!
Malheureusement non, il ne sera pas là.
--Ce pauvre vieux Gabarrot baisse rapidement, disait mon père, l'autre soir.
Le fait est qu'il semble s'affaiblir de jour en jour; le corps se tasse, se vo?te; les jambes raidies se refusent au coup de talon, sec, autoritaire. Le colonel avait une autre vigueur, l'année dernière, quand il m'a mené porter une couronne à la Colonne, le 5 mai; il était droit comme un i dans sa longue redingote; on le saluait à cause de la rosette à sa boutonnière, moitié rouge et moitié verte, Légion d'honneur et médaille de Sainte-Hélène; et comme sa main serrait la mienne! Comme sa voix tonnait, au défilé des Vieux de la Vieille dans leurs uniformes d'Austerlitz!
--Vive la France! Vive l'Empereur!
Il semblait fort, indestructible, aussi, le jour de la grande revue de Longchamps, à laquelle assistèrent les souverains étrangers; et lors de nos nombreuses visites à l'Exposition, où il me donnait, jamais fatigué, toutes les explications que je lui demandais, et même davantage. Mais c'est surtout vers la fin de l'hiver dernier, deux ou trois jours avant No?l, qu'il m'apparut comme un être d'une puissance et d'une énergie surhumaines, fait pour durer éternellement. C'était dans notre salon, après d?ner; quelqu'un se mit à parler d'un discours prononcé au Corps Législatif, dans l'après-midi, par Jules Simon. Le colonel Gabarrot, peu au courant des affaires politiques, demanda des informations. On lui lut la partie d'un journal qui reproduisait le discours. Alors il se leva.
--Est-ce dans une cellule du Mont-Valérien ou dans un cachot de Vincennes qu'on a logé le nommé Jules Simon? demanda-t-il d'une voix qui fit sursauter mon père en grande conversation avec Mme de Lahaye-Marmenteau, et le général de Rahoul très empressé auprès de ma mère.
Mon père, en riant, répondit qu'on ne gardait plus que des araignées dans les cachots de Vincennes et que les procédés auxquels faisait allusion le colonel étaient peu compatibles avec la clémence de l'Empereur.
--L'Empereur a tort d'être clément, reprit M. Gabarrot d'une voix vibrante. Il a tort. Si je me permets de juger Sa Majesté, ce n'est pas à la légère, croyez-le. Mais je suis convaincu, profondément convaincu, qu'il est très mauvais pour la France que des propos comme ceux qu'on vient de citer puissent être impunément tenus à la tribune. Comment! voilà un paroissien qui ose venir déclarer qu'il nous faut _une armée qui ne soit à aucun degré une armée de soldats, qui ne soit imbue, à aucun prix, de l'esprit militaire, qui soit hors d'état de porter la guerre au-dehors, en un mot une grande armée qui n'en soit pas une!_ qui réclame sans ambages l'abolition de l'armée permanente! Et on le laisse dire!... Mais c'est absolument comme si l'on permettait à ce dr?le de baillonner la France, de lui lier pieds et poings et de la livrer au couteau de l'étranger. Il y a des choses qu'il ne faudrait point oublier, voyez-vous: c'est, d'abord, qu'il n'y a rien de plus dangereux pour une nation que les utopies sentimentales, les fadaises humanitaires; on n'est libre que lorsqu'on est respecté, et l'on n'est respecté que lorsqu'on est fort. C'est, ensuite, qu'il
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