Lélixir de vie | Page 9

Jules Lermina
le soin de décider du bien ou du mal fondé de ses observations.

Il va lentement d'un point à un autre, degré par degré, soumettant aux
vérifications les plus minutieuses chaque progrès obtenu. C'est
peut-être en raison de cette lenteur même que j'ai tant de peine à le
suivre: sans cesse mon imagination m'emporte et m'entraîne en fausse
route. Lui va tout droit, sans s'écarter d'une ligne de la voie tracée.
«Tu comprends, continua Gaston, combien j'étais curieux d'obtenir des
détails. Science soit! mais quelle science? A toutes les questions que je
lui adressai, mon ami répondit avec une discrétion qui équivalait à un
refus de divulguer les secrets de son maître. Cependant, voici ce que je
pus obtenir. M. Vincent ne s'est préoccupé ni de la seconde vue ni de la
prévision de l'avenir. Ses études portent uniquement sur le fait
physiologique, ou même physique, d'une force radiante--exactement le
terme employé depuis par Crookes--émanant du corps de l'homme et
dont l'action--attirante ou pénétrante--peut s'exercer à distance et sans
l'aide d'un conducteur matériel.
«Tu vois que de là à l'hypnotisme et surtout à la suggestion, il n'y a
qu'un pas.
«Avec l'audace de la jeunesse, je me suis rendu chez M. Vincent et j'ai
tenté de le confesser. Un homme très singulier, en vérité et qui m'a
produit une impression telle que jamais je n'en ai éprouvé de semblable.
Pendant que je lui parlais, m'autorisant du nom de mon ami--qui alors
n'existait plus--pour m'offrir en quelque sorte à prendre sa succession
d'élève, M. Vincent me regardait: et, chose singulière, je ressentais un
effet qui n'était ni l'engourdissement somnambulique, ni la fascination
hypnotique: mais il me semblait qu'une irrésistible attraction s'exerçait
sur moi. Comprends-moi bien: mon corps n'était pas entraîné vers lui,
mais quelque chose qui émanait de toute la périphérie de mon corps,
comme si à travers mes pores une substance impalpable, éthérienne,
avait été projetée de moi vers lui. L'effet ne dura d'ailleurs que quelques
secondes, puis cessa tout à coup.
«--Quel âge avez-vous? me demanda-t-il brusquement.
«--Vingt-six ans, lui répondis-je.

«--Vous travaillez trop, reprit-il. Vous vous dépensez trop vite et trop
tôt. Prenez garde, économisez-vous.
«Je ne comprenais guère, me sentant jeune et vigoureux, sous cette
réserve qu'après l'effet singulier dont je viens de te parler je ressentais
une sorte de lassitude, comme après un excès.
«J'essayai de revenir au sujet qui m'avait amené. Mais il m'interrompit.
«--N'attendez rien de moi, me dit-il avec une certaine rudesse. En l'état
actuel des connaissances, ou plutôt en face de l'ignorance universelle, il
m'est interdit de communiquer à qui que ce soit ce que je sais.
«--Mais pourquoi donc? m'écriai-je. Pourquoi ne pas nous aider, nous
les jeunes gens, à lutter contre les stupides routines?
«--Pourquoi? acheva-t-il en se levant et en dardant sur moi ses yeux
dans lesquels brillait une flamme; parce que... parce que ma science est
un crime!
«Et alors, sans que j'eusse insisté, il se mit, en un discours d'une
éloquence stupéfiante, à me tracer un tableau complet, encyclopédique,
de la science actuelle. Il n'était pas un système, pas une théorie, pas une
découverte qu'il n'eût étudiée et vérifiée. Et avec une verve sarcastique
qui parfois devenait féroce, il flagellait les préjugés, les timidités, les
lâchetés qui arrêtaient tous les travailleurs au seuil de la science réelle.
Prophète inouï, il me prédit, il y a de cela dix ans, les quelques progrès
que nous avons accomplis depuis lors; il voyait--positivement--au delà
de notre horizon, et cela sans charlatanisme, par la force de déductions
dont j'appréciais moi-même la justesse. Et quand il eut terminé, il
ajouta, en me congédiant d'un geste:
«--Je vous refuse ma science, qui est criminelle... Oui, criminelle! car
elle augmente, elle centuple l'inégalité terrible qui, dans la lutte pour la
vie, fait les vainqueurs et les vaincus.
«Sur cette parole énigmatique, je dus me retirer, emportant, je l'avoue,
une impression d'admiration terrifiée. Oui, en ces quelques minutes

d'entretien, cet homme m'était apparu comme un être surhumain, à la
fois superbe et sinistre. Y avait-il là prédisposition nerveuse? C'est
possible. Cependant, si je voulais peindre d'un mot l'étrange concept
qui avait jailli de son cerveau, tout à coup, sans raisonnement, comme
ces mots qui parfois obsèdent la mémoire sans cause appréciable, je te
dirais--ne ris pas de moi surtout--que cet homme m'avait produit l'effet
d'un vampire savant. Qu'est-ce que cela veut dire? Aujourd'hui encore,
je serais bien embarrassé de l'expliquer nettement. Cherche si tu veux!
«Là-dessus, il est tard. Rentrons.
«--Encore un mot, dis-je. As-tu revu M. Vincent?
«--Oui, plusieurs fois je l'ai rencontré, tantôt vieux, brisé, comme il
nous est apparu ce soir; tantôt, au contraire, rajeuni, vivace, rose,
robuste.
«--Et tu le crois centenaire?
«--Rappelle-toi les dates que je t'ai citées, et conclus.»
Un instant après, nous nous séparions, et bientôt seul, chez moi, à la
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