Kourroglou | Page 6

George Sand
as éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais écoute!?
Improvisation.--?C'est toi-même qui as construit l'édifice de la ruine quand tu as prêté l'oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et je renverserai ton tr?ne.?
Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement: ?Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et pour renverser mon tr?ne?? Roushan improvisa le chant suivant:
?Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même cent de tes guerriers? Que sont vos rochers, vos précipices et vos déserts sous le sabot de mon coursier? Je suis le léopard des montagnes et des vallées[2].?
[Footnote 2: Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs avant qu'ils s'élancent sur l'ennemi.]
Le prince reprit: ?Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par la tête des quatre premiers califes que je te ferai sirdar (général commandant en chef) de mes troupes.? Et pendant qu''il parlait ainsi, il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit: ?Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle dont tu as crevé les yeux [3].
[Footnote 3: Kurr signifie aveugle, et oglou fils.]
Improvisation.--?écoute les paroles de Kourroglou. La vie m'est un fardeau. De ce jour j'abandonne ma tête aux hasards de la fortune, comme la feuille d'automne s'abandonne à l'apre souille des vents. Avec l'assistance de Dieu, j'irai en Perse pour y rétablir la religion d'Ali, qui est vénéré dans ce pays.?
Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le vaincre, ordonna à son vizir d'abandonner une poursuite dangereuse et inutile.
Roushan traversa l'Oxus à la nage et se hata de rejoindre son père sur la rive opposée. ?Tu m'as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu t'en récompense! Quittons maintenant cette contrée: non loin d'Hérat, je connais une oasis où tu vas me conduire.
Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l'oasis, Mirza-Serraf tira de dessous son bras un vieux livre d'astrologie qui ne le quittait jamais, et dit: ?O mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite de l'apparition de deux étoiles, l'une à l'orient et l'autre à l'occident.--Père, je l'ai trouvé!
--Bien! L'oasis où nous sommes contient une source d'eau; quand la nuit qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la main, en répétant continuellement la prière qui se trouve a ce passage du livre; tes jeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux étoiles jusqu'au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la surface de l'eau se couvrir d'une écume blanche. Prends ce vase que j'ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l'écume et me l'apporteras sans délai.?
Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein de l'écume mystérieuse; mais elle était si blanche, si légère et si fra?che, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la tentation: il avala l'écume. ?J'ai accompli toutes tes prescriptions, dit-il à son père; l'écume cependant ne s'est pas montrée sur l'eau de la source.? Mirza-Serraf répondit: ?L'écume a paru sur l'eau de la source; j'en suis certain. Confesse la vérité, qu'en as-tu fait??
Roushan était sincère; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant son genou avec ses deux mains: ?Qu'as-tu fait, malheureux? s'écria-t-il. Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête! Tu m'as ravi le bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J'en aurais employé une portion pour moi, et je t'eusse laissé boire le reste. Mais les décrets du sort sont irrévocables; tu deviendras un guerrier invincible et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant.? Le pauvre vieillard commen?a alors à dicter ses dernières volontés. ?Mes jours sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le fils de l'aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[4], car c'est ainsi que tu devras nommer ton cheval.?
[Footnote 4: Un cheval bai brun.]
Kourroglou pla?a son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grace à la vigueur surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu'ils embrassèrent la foi d'Ali, et, d'impies sunnites qu'ils étaient, devinrent sheahs et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et
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