le plus grand pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, même chez nous, où ces qualités sont si fort répandues par le temps qui court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colère. Il n'en est pas moins l'idole de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles, et les enfants rêvent de lui, non comme d'un croquemitaine, mais comme d'un Tancrède ou d'un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est un vrai chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son Dieu, Kourroglou ne conna?t guère d'autre dieu que lui-même et n'est fidèle qu'à son propre serment. A cet égard, il affiche une loyauté et une générosité qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison déshonore sa vie; mais il la pleure amèrement, et le remords lui inspire le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour pénètre jusqu'au fond de son ame, et fait de lui un être sympathique par quelque endroit, c'est sa tendresse exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, le Renaud du po?me. Mais le véritable héros de la vie de Kourroglou, ce n'est point Kourroglou, ce n'est pas le bel Ayvaz, ce n'est pas même le spirituel marmiton Hamza-Beg; ce n'est pas un homme, ce n'est pas une femme: c'est un cheval, c'est la divin Kyrat, près duquel les coursiers d'Achille et tous les palefrois renommés de la chevalerie ne sont que de pauvres poneys. Le po?me s'ouvre par la formation céleste de Kyrat, comme vous allez le voir, lecteur; car j'entreprends de vous raconter tout le po?me. Mais comme M. Chodzko l'a oralement transcrit, je me permettrai d'abréger et de résumer la traduction de M. Chodzko. Quand je la citerai textuellement, j'aurai soin de l'indiquer.
Le po?me est divisé par chants, que M. Chodzko intitule: _Entrevues; meetings_ en anglais, mejjliss en perso-turk que nous traduirons par rencontres. Ce sont les rapsodies que l'haleine d'un _Kourroglou-Khan_ peut fournir en une séance à l'attention d'un auditoire. Les Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les Koran-Khans du Prophète, des bardes de profession qui, en s'accompagnant de la guitare, récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de ces chanteurs, dit M. Chodzko, est vraiment incroyable; à toute sommation, ils récitent d'une seule haleine, et durant des heures entières, sans la moindre hésitation, à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs.
PREMIèRE RENCONTRE[1].
[Footnote 1: Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.]
Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka; son véritable nom était Roushan, et celui de son père Mirza-Serraf. Ce dernier était au service du sultan Murad, gouverneur d'une des provinces du Turkestan, en qualité de chef des haras de ce prince.
Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s'étendent le long du Ja?houn (l'Oxus), un étalon sortit de la surface des eaux, gagna la rive, courut vers la troupe des cavales, et après s'être accouplé à deux d'entre elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut pour jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus t?t rapportée à Mirza-Serraf, qu'il se rendit à la prairie, et ayant fait des marques distinctes aux deux juments désignées, il recommanda aux gardiens d'en avoir un soin particulier; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses livres les détails de l'apparition de l'étalon, et enregistra la date précise de cet événement.
On sait qu'une jument donne toujours naissance à son poulain étant debout; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, qui était présent à leur naissance, re?ut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin qu'ils ne fussent point blessés par leur contact avec la terre.
Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première éducation pendant les deux années suivantes, et surveilla les progrès de leur croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n'était pas propre à inspirer beaucoup d'espoir pour l'avenir. Ils paraissaient laids à la première vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que de poil.
Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de visiter, à tour de r?le, tous les haras confiés à ses soins, afin de mettre à part les meilleurs poulains pour les écuries du prince. Dans cette occasion, les deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu'il choisit. Quand le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina attentivement les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, à l'exception des deux poulains en question.
Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener en sa présence le chef de ses haras, et s'adressant à
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