Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 9

Jules Verne
un écho, répétait inconsciemment les fins de phrase du redoutable négociant. C'était le plus s?r moyen d'être toujours de son avis, et de ne pas s'attirer quelque rebuffade, dont le seigneur Kéraban se montrait volontiers prodigue.
Tous deux arrivaient sur la place de Top-Hané par une des rues étroites et ravinées qui descendent du faubourg de Péra. Suivant son habitude, le seigneur Kéraban parlait à haute voix, sans se soucier aucunement d'être ou de ne pas être entendu.
?Eh bien, non! disait-il. Qu'Allah nous protège, mais du temps des Janissaires, chacun avait le droit d'agir à sa guise, lorsque le soir était venu! Non! je ne me soumettrai pas à leurs nouveaux règlements de police, et j'irai par les rues, sans lanterne à la main, si cela me pla?t, quand je devrais tomber dans une fondrière, ou me faire happer aux mollets par quelque chien errant!
--Chien errant!... répondit Nizib.
--Et tu n'as pas besoin de me fatiguer les oreilles avec tes sottes remontrances, ou, par Mahomet, j'allongerai les tiennes à rendre jaloux un ane et son anier!
--Et son anier!... répondit Nizib, qui, d'ailleurs, n'avait fait aucune remontrance, comme bien l'on pense.
--Et si le ma?tre de police me met à l'amende, reprit le têtu personnage, je payerai l'amende! Et s'il me met en prison, j'irai en prison! Mais je ne céderai ni sur ce point ni sur aucun autre!?
Nizib fit un signe d'assentiment. Il était prêt à suivre son ma?tre en prison si les choses en arrivaient la.
?Ah! messieurs les nouveaux Turcs! s'écria le seigneur Kéraban, en voyant passer quelques Constantinopolitains, vêtus de la redingote droite et coiffés du fez rouge. Ah! vous voulez nous faire la loi, rompre avec les anciens usages! Eh bien, quand je devrais être le dernier à protester!... Nizib, as-tu bien dit à mon ca?dji de se trouver avec son ca?que à l'échelle de Top-Hané dès sept heures?
--Dès sept heures!
--Pourquoi n'est-il pas là?
--Pourquoi n'est-il pas là? répondit Nizib.
--En vérité, c'est qu'il n'est pas encore sept heures.
--Il n'est pas sept heures.
--Et qu'en sais-tu?
--Je le sais, parce que vous le dites, mon ma?tre.
--Et si je disais qu'il est cinq heures?
--Il serait cinq heures, répondit Nizib.
--On n'est pas plus stupide!
--Non, pas plus stupide.
--Ce gar?on-là, murmura Kéraban, à force de ne pas me contredire, finira par me contrarier!?
En ce moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et Bruno répétait du ton d'un homme désappointé:
?Allons-nous-en, mon ma?tre, allons-nous-en, et repartons par le premier train! ?a, Constantinople! ?a, la capitale du Commandeur des Croyants?... Jamais!
--Du calme, Bruno, du calme!? répondait Van Mitten.
Le soir commen?ait à se faire. Le soleil, caché derrière les hauteurs de l'antique Stamboul, laissait déjà la place de Top-Hané dans une sorte de pénombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur Kéraban, qui se croisait avec lui, au moment où il se dirigeait vers les quais de Galata. Il arriva même que, suivant une direction inverse, tous deux se heurtèrent, cherchant en même temps à passer à droite, puis à passer à gauche. De cette contrariété de leurs mouvements, il se produisit là une demi-minute de balancements quelque peu ridicules.
?Eh! monsieur, je passerai! dit Kéraban, qui n'était point homme à céder le pas.
--Mais.... fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger poliment, sans y parvenir.
--Je passerai quand même!.,.
--Mais....? répéta Van Mitten.
Puis, tout à coup, reconnaissant à qui il avait affaire:
?Eh! mon ami Kéraban! s'écria-t-il.
--Vous!... vous!... Van Mitten!... répondit Kéraban, au comble de la surprise. Vous!... ici?... à Constantinople?
--Moi-même!
--Depuis quand?
--Depuis ce matin!
--Et votre première visite n'a pas été pour moi ... moi?
--Elle a été pour vous, au contraire, répondit le Hollandais. Je me suis rendu à votre comptoir, mais vous n'y étiez plus, et l'on m'a dit qu'à sept heures je vous trouverais sur cette place....
--Et on a eu raison, Van Mitten! s'écria Kéraban, en serrant, avec une vigueur qui touchait à la violence, la main de son correspondant de Rotterdam. Ah! mon brave Van Mitten, jamais, non! jamais, je ne me serais attendu à vous voir a Constantinople!... Pourquoi ne pas m'avoir écrit?
--J'ai quitté si précipitamment la Hollande!
--Un voyage d'affaires?
--Non ... un voyage ... d'agrément! Je ne connaissais ni Constantinople ni la Turquie, et j'ai voulu vous rendre ici la visite que vous m'aviez faite à Rotterdam.
--C'est bien, cela!... Mais il me semble que je ne vois pas avec vous madame Van Mitten?
--En effet ... je ne l'ai point amenée! répondit le Hollandais, non sans une certaine hésitation. Madame Van Mitten ne se déplace pas facilement!... Aussi suis-je venu seul avec mon valet Bruno.
--Ah! ce gar?on? dit le seigneur Kéraban, en faisant un petit signe à Bruno, qui crut devoir s'incliner à la turque, et ramener ses bras à son chapeau, comme les deux anses d'une amphore.
--Oui, reprit Van Milieu, ce brave gar?on, qui voulait déjà m'abandonner et repartir pour....
--Repartir! s'écria Kéraban. Repartir, sans que je lui en
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.