Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 8

Jules Verne
Mais aie bien soin que tout ceci sa fasse dans le plus grand secret!
--Soyez sans inquiétude, Scarpante, répondit Yarhud.
--L'argent ne te manque pas?
--Non, et il ne manquera jamais avec un seigneur aussi généreux que votre ma?tre.
--Ne perds pas de temps! Le mariage fait, Amasia est la femme d'Ahmet, répondit Scarpante, et ce n'est pas la femme d'Ahmet que le seigneur Saffar compte trouver à Trébizonde!
--Cela est compris.
--Ainsi donc, dès que la fille du banquier Sélim sera à bord de la _Gu?dare_, tu feras route?...
--Oui, car, avant d'agir, j'aurai eu soin d'attendre quelque brise d'ouest bien établie.
--Et combien de temps te faut-il, Yarhud, pour aller directement d'Odessa à Trébizonde?
--En comptant avec les retards possibles, les calmes de l'été ou les vents qui changent fréquemment sur la mer Noire, la traversée peut durer trois semaines.
--Bien! répondit Scarpante. Je serai de retour à Trébizonde vers cette époque, et mon ma?tre ne tardera pas à y arriver.
--J'espère y être avant vous.
--Les ordres du seigneur Saffar sont formels et te prescrivent d'avoir tous les égards possibles pour cette jeune fille. Ni brutalité, ni violence, quand elle sera à ton bord!...
--Elle sera respectée comme le veut le seigneur Saffar, et comme il le serait lui-même!
--Je compte sur ton zèle, Yarhud!
--Il vous est tout acquis, Scarpante.
--Et sur ton adresse!
--En vérité, dit Yarhud, je serais plus certain de réussir si ce mariage était retardé, et il pourrait l'être au cas où quelque obstacle empêcherait le départ immédiat du seigneur Kéraban!...
--Le connais-tu, ce négociant?
--Il faut toujours conna?tre ses ennemis, ou ceux qui doivent le devenir, répondit le Maltais. Aussi, mon premier soin, en arrivant ici, a-t-il été de me présenter à son comptoir de Galata sous prétexte d'affaires.
--Tu l'as vu?...
--Un instant, mais cela a suffi, et....?
En ce moment, Yarhud se rapprocha vivement de Scarpante, et lui parlant à voix basse:
?Eh! Scarpante, dit-il, voilà au moins un hasard singulier, et peut-être une heureuse rencontre!
--Qu'est-ce donc?
--Ce gros homme qui descend la rue de Péra, en compagnie de son serviteur...
--Ce serait lui?
--Lui-même, Scarpante, répondit le capitaine. Tenons-nous à l'écart, et ne le perdons pas de vue! Je sais que, chaque soir, il retourne à son habitation de Scutari, et, s'il le faut, pour tacher de savoir s'il compte bient?t partir, je le suivrai de l'autre c?té du Bosphore!?
Scarpante et Yarhud, se mêlant aux passants, dont le nombre s'accroissait sur la place de Top-Hané, se tinrent donc à portée de voir et d'entendre, chose facile, car le ?seigneur Kéraban?,--ainsi l'appelait-on le plus communément dans le quartier de Galata,--parlait volontiers à haute voix et ne cherchait jamais à dissimuler son importante personne.

III
DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KéRABAN EST TOUT SURPRIS DE SE RENCONTRER AVEC SON AMI VAN MITTEN.
Le seigneur Kéraban, pour employer une expression moderne, était un ?homme de surface?, au physique comme au moral,--quarante ans par sa figure, cinquante au moins par sa corpulence, en réalité quarante-cinq; mais sa figure était intelligente, son corps majestueux. Une barbe, déjà grisonnante, à deux pointes, qu'il tenait plut?t courte que longue, des yeux noirs, fins, acérés, d'un regard très vif, aussi sensibles aux impressions les plus fugitives que le plateau d'une balance de précision à des différences d'un dixième de carat, un menton carré, un nez en bec de perroquet, mais sans exagération, qui allait bien avec l'acuité des yeux, une bouche aux lèvres serrées, ne se desserrant que pour montrer des dents d'une éclatante blancheur, un front haut, bien encadré, avec un pli vertical, un vrai pli d'entêtement entre les deux sourcils d'un noir de jais, tout cet ensemble lui faisait une physionomie particulière, la physionomie d'un homme original, personnel, très en dehors, qu'on ne pouvait oublier, lorsqu'elle avait, ne f?t-ce qu'une fois, attiré l'attention.
Quant au costume du seigneur Kéraban, c'était celui des Vieux Turcs, restés fidèles à l'ancien habillement du temps des Janissaires: le large turban évasé, la vaste culotte flottante, tombant sur les paboudj en maroquin, le gilet sans manches, garni de gros boutons coupés à facettes et passementé de soie, la ceinture de chale contenant l'expansion d'un ventre bien porté d'ailleurs, et enfin le cafetan jonquille, dont les plis se drapaient majestueusement. Donc, rien d'européanisant dans cette antique fa?on de s'habiller, qui contrastait avec le vêtement des Orientaux de la nouvelle époque. C'était une manière de repousser les invasions de l'industrialisme, une protestation en faveur de la couleur locale qui tend à dispara?tre, un défi porté aux arrêtés du sultan Mahmoud, dont la toute-puissance a décrété le moderne costume des Osmanlis.
Inutile d'ajouter que le serviteur du seigneur Kéraban, un gar?on de vingt-cinq ans, nommé Nizib, maigre à désespérer le Hollandais Bruno, avait aussi le vieux costume turc. Comme il ne contrariait en rien son ma?tre, le plus entêté des hommes, il ne l'e?t point contrarié en cela. C'était un valet dévoué, mais absolument dépourvu d'idées personnelles. Il disait toujours oui, d'avance, et, comme
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