Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 4

Jules Verne
là une singulière ville! Depuis que nous avons quitté notre h?tel, je n'ai vu que des ombres d'habitants, des fant?mes de Constantinopolitains! Tout dort dans les rues, sur les quais, sur les places, jusqu'à ces chiens jaunes et efflanqués, qui ne se relèvent même pas pour vous mordre aux mollets! Allons! allons! en dépit de ce que racontent les voyageurs, on ne gagne rien à voyager! J'aime encore mieux notre bonne cité de Rotterdam et le ciel gris de notre vieille Hollande!
--Patience, Bruno, patience! répondit le calme Van Mitten. Nous ne sommes encore arrivés que depuis quelques heures! Cependant, je l'avoue, ce n'est point là cette Constantinople que j'avais rêvée! On s'imagine qu'on va entrer en plein Orient, plonger dans un songe des _Mille et une Nuits_, et on se trouve emprisonné au fond....
--D'un immense couvent, répondit Bruno, au milieu de gens tristes comme des moines clo?trés!
--Mon ami Kéraban nous expliquera ce que tout cela signifie! répondit Van Mitten.
--Mais où sommes-nous en ce moment? demanda Bruno. Quelle est cette place? Quel est ce quai?
--Si je ne me trompe, répondit Van Mitten, nous sommes sur la place de Top-Hané, à l'extrémité même de la Corne-d'Or. Voici le Bosphore qui baigne la c?te d'Asie, et de l'autre c?té du port, tu peux apercevoir la pointe du Sérail et la ville turque qui s'étage au-dessus.
--Le sérail! s'écria Bruno. Quoi! c'est là le palais du Sultan, où il demeure avec ses quatre-vingt mille odalisques!
--Quatre-vingt mille, c'est beaucoup, Bruno! Je pense que c'est trop,--même pour un Turc! En Hollande, où l'on n'a qu'une femme, il est quelquefois bien difficile d'avoir raison dans son ménage!
--Bon! bon! mon ma?tre! Ne parlons pas de cela!... Parlons-en le moins possible!?
Puis, Bruno, se retournant vers le café toujours désert:
?Eh! mais il me semble que voilà un café, dit-il. Nous nous sommes exténués à descendre ce faubourg de Péra! Le soleil du la Turquie chauffe comme une gueule de four, et je ne serais pas étonné que mon ma?tre éprouvat le besoin de se rafra?chir!
--Une fa?on de dire que tu as soif! répondit Van Mitten.--Eh bien, entrons dans ce café.?
Et tous deux allèrent s'asseoir à une petite table, devant la fa?ade de l'établissement.
?Cawadji?? cria Bruno, en frappant à l'européenne.
Personne ne parut.
Bruno appela d'une voix forte.
Le propriétaire du café se montra au fond de sa boutique, mais ne mit aucun empressement à venir.
?Des étrangers! murmura-t-il, dès qu'il aper?ut les deux clients installés devant la table! Croient-ils donc vraiment que....?
Enfin, il s'approcha.
--Cawadji, servez-nous un flacon d'eau de cerise, bien fra?che! demanda Van Mitten.
--Au coup de canon! répondit le cafetier.
--Comment, de l'eau de cerise au coup de canon? s'écria Bruno! Mais non à la menthe, cawadji, à la menthe!
--Si vous n'avez pas d'eau de cerise, reprit Van Mitten, donnez-nous un verre de rahtlokoum rose! Il para?t que c'est excellent, si je m'en rapporte à mon guide!
--Au coup de canon! répondit une seconde fois le cafetier, en haussant les épaules.
--Mais à qui en a-t-il, avec son coup de canon? répliqua Bruno en interrogeant son ma?tre.
--Voyons! reprit celui-ci, toujours accommodant, si vous n'avez pas de rahtlokoum, donnez-nous une tasse de moka ... un sorbet ... ce qu'il vous plaira, mon ami!
--Au coup de canon!
--Au coup de canon? répéta Van Mitten.
--Pas avant!? dit le cafetier.
Et, sans plus de fa?ons, il rentra dans son établissement.
?Allons, mon ma?tre, dit Bruno, quittons cette boutique! Il n'y a rien à faire ici! Voyez-vous, ce malotru de Turc, qui vous répond par des coups de canon!
--Viens, Bruno, répondit Van Mitten. Nous trouverons, sans doute, quelque autre cafetier de meilleure composition!?
Et tous deux revinrent sur la place.
?Décidément, mon ma?tre, dit Bruno, il n'est pas trop t?t que nous rencontrions votre ami le seigneur Kéraban. Nous saurions maintenant à quoi nous en tenir, s'il e?t été à son comptoir!
--Oui, Bruno, mais un peu de patience! On nous a dit que nous le trouverions sur cette place....
--Pas avant sept heures, mon ma?tre! C'est ici, à l'échelle de Top-Hané, que son ca?que doit venir le prendre pour le transporter, de l'autre c?té du Bosphore, à sa villa de Scutari.
--En effet, Bruno, et cet estimable négociant saura bien nous mettre au courant de ce qui se passe ici! Ah! celui-là, c'est un véritable Osmanli, un fidèle de ce parti des Vieux Turcs, qui ne veulent rien admettre des choses actuelles, pas plus dans les idées que dans les usages, qui protestent contre toutes les inventions de l'industrie moderne, qui prennent une diligence de préférence à un chemin de fer, et une tartane de préférence à un bateau à vapeur! Depuis vingt ans que nous faisons des affaires ensemble, je ne me suis jamais aper?u que les idées de mon ami Kéraban aient varié, si peu que ce soit. Quand, voilà trois ans, il est venu me voir à Rotterdam, il est arrivé en chaise de poste, et,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.