Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 3

Jules Verne
vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires considérables en ce genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait ses tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un si bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il était arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond la langue turque, c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il le parlait comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l' ?émir-el-Moumenin?, le Commandeur des Croyants. De là, par sympathie, Bruno, ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des affaires de son ma?tre, ne le parlait pas moins bien que lui.
Il avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'ils n'emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation personnelle, tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race. Cela, d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela dépl?t à Bruno.
Et cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire chaque matin à son ma?tre.
?_Efendum, emriniz nè dir?_?
Ce qui signifie: ?Monsieur, que désirez-vous?? Et celui-ci de lui répondre en bon turc:
?_Sitrimi, pantalounymi fourtcha._?
Ce qui signifie: ?Brosse ma redingote et mon pantalon!?
Par ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne devaient point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste métropole de Constantinople: d'abord, parce qu'ils parlaient très suffisamment la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le chef avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des contrastes, s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterdam. C'était même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après avoir quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer à Constantinople, pourquoi Bruno, quoi qu'il en e?t, s'était résigné à l'y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de Top-Hané.
Cependant, à cette heure avancée, quelques passants commen?aient à se montrer, mais plut?t des étrangers que des Turcs. Toutefois, deux ou trois sujets du Sultan se promenaient en causant, et le ma?tre d'un café, établi au fond de la place, rangeait, sans trop se hater, ses tables désertes jusqu'alors.
?Avant une heure, dit l'un de ces Turcs, le soleil se sera couché dans les eaux du Bosphore, et alors....
--Et alors, répondit l'autre, nous pourrons manger, boire et surtout fumer à notre aise!
--C'est un peu long, ce je?ne du Ramadan!
--Comme tous les je?nes!?
D'autre part, deux étrangers échangeaient les propos suivants en se promenant devant le café:
?Ils sont étonnants, ces Turcs! disait l'un. Vraiment, un voyageur qui viendrait visiter Constantinople pendant cette sorte d'ennuyeux carême, emporterait une triste idée de la capitale de Mahomet II!
--Bah! répliquait l'autre, Londres n'est pas plus gai le dimanche! Si les Turcs je?nent pendant le jour, ils se dédommagent pendant la nuit, et, au coup de canon qui annoncera le coucher du soleil, avec l'odeur des viandes r?ties, le parfum des boissons, la fumée des chibouks et des cigarettes, les rues vont reprendre leur aspect habituel!?
Il fallait que ces deux étrangers eussent raison, car, au même moment, le cafetier appelait son gar?on et lui criait:
?Que tout soit prêt! Dans une heure, les je?neurs afflueront, et on ne saura à qui entendre!?
Puis les deux étrangers reprenaient leur conversation, en disant:
?Je ne sais, mais il me semble que Constantinople est plus curieuse à observer pendant cette période du Ramadan! Si la journée y est triste, maussade, lamentable, comme un mercredi des Cendres, les nuits y sont gaies, bruyantes, échevelées, comme un mardi de carnaval!
--En effet, c'est un contraste.?
Et pendant que tous deux échangeaient leurs observations, les Turcs les regardaient, non sans envie.
?Sont-ils heureux, ces étrangers! disait l'un. Ils peuvent boire, manger et fumer, s'il leur pla?t!
--Sans doute, répondait l'autre, mais ils ne trouveraient, en ce moment, ni un kébal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni une galette de baklava, pas même une tranche de pastèque ou de concombre....
--Parce qu'ils ignorent où sont les bons endroits! Avec quelques piastres, on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont re?u des dispenses de Mahomet!
--Par Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessèchent dans ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bénévolement quelques paras de latakié!?
Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu gêné par ses croyances, prit une cigarette, l'alluma et en tira deux ou trois bouffées rapides.
?Fais attention! lui dit son compagnon. S'il passe quelque uléma peu endurant, tu....
--Bon! j'en serai quitte pour avaler ma fumée, et il n'y verra rien!? répondit l'autre.
Et tous deux continuèrent leur promenade, en flanant sur la place, puis dans les rues avoisinantes, qui remontent jusqu'aux faubourgs de Péra et de Galata.
?Décidément, mon ma?tre, s'écria Bruno, en regardant à droite et à gauche, c'est
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