Mitten?--Rien moins qu'un riche
commerçant de Rotterdam, un négociant en tabacs, un consignataire
des meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de
Varinas, de Porto-Rico, et plus spécialement de la Macédoine, de la
Syrie, de l'Asie Mineure.
Depuis vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires considérables en
ce genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait ses
tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un si
bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il était
arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond la langue turque,
c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il le parlait
comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l'
«Émir-el-Moumenin», le Commandeur des Croyants. De là, par
sympathie, Bruno, ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des
affaires de son maître, ne le parlait pas moins bien que lui.
Il avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'ils
n'emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation
personnelle, tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur
costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race.
Cela, d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela déplût à Bruno.
Et cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire chaque matin à
son maître.
«_Efendum, emriniz nè dir?_»
Ce qui signifie: «Monsieur, que désirez-vous?» Et celui-ci de lui
répondre en bon turc:
«_Sitrimi, pantalounymi fourtcha._»
Ce qui signifie: «Brosse ma redingote et mon pantalon!»
Par ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne
devaient point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste
métropole de Constantinople: d'abord, parce qu'ils parlaient très
suffisamment la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient
manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le
chef avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des
contrastes, s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterdam.
C'était même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après avoir
quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer à Constantinople,
pourquoi Bruno, quoi qu'il en eût, s'était résigné à l'y suivre, pourquoi
enfin ils erraient tous deux sur la place de Top-Hané.
Cependant, à cette heure avancée, quelques passants commençaient à se
montrer, mais plutôt des étrangers que des Turcs. Toutefois, deux ou
trois sujets du Sultan se promenaient en causant, et le maître d'un café,
établi au fond de la place, rangeait, sans trop se hâter, ses tables
désertes jusqu'alors.
«Avant une heure, dit l'un de ces Turcs, le soleil se sera couché dans les
eaux du Bosphore, et alors....
--Et alors, répondit l'autre, nous pourrons manger, boire et surtout
fumer à notre aise!
--C'est un peu long, ce jeûne du Ramadan!
--Comme tous les jeûnes!»
D'autre part, deux étrangers échangeaient les propos suivants en se
promenant devant le café:
«Ils sont étonnants, ces Turcs! disait l'un. Vraiment, un voyageur qui
viendrait visiter Constantinople pendant cette sorte d'ennuyeux carême,
emporterait une triste idée de la capitale de Mahomet II!
--Bah! répliquait l'autre, Londres n'est pas plus gai le dimanche! Si les
Turcs jeûnent pendant le jour, ils se dédommagent pendant la nuit, et,
au coup de canon qui annoncera le coucher du soleil, avec l'odeur des
viandes rôties, le parfum des boissons, la fumée des chibouks et des
cigarettes, les rues vont reprendre leur aspect habituel!»
Il fallait que ces deux étrangers eussent raison, car, au même moment,
le cafetier appelait son garçon et lui criait:
«Que tout soit prêt! Dans une heure, les jeûneurs afflueront, et on ne
saura à qui entendre!»
Puis les deux étrangers reprenaient leur conversation, en disant:
«Je ne sais, mais il me semble que Constantinople est plus curieuse à
observer pendant cette période du Ramadan! Si la journée y est triste,
maussade, lamentable, comme un mercredi des Cendres, les nuits y
sont gaies, bruyantes, échevelées, comme un mardi de carnaval!
--En effet, c'est un contraste.»
Et pendant que tous deux échangeaient leurs observations, les Turcs les
regardaient, non sans envie.
«Sont-ils heureux, ces étrangers! disait l'un. Ils peuvent boire, manger
et fumer, s'il leur plaît!
--Sans doute, répondait l'autre, mais ils ne trouveraient, en ce moment,
ni un kébal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni une galette de
baklava, pas même une tranche de pastèque ou de concombre....
--Parce qu'ils ignorent où sont les bons endroits! Avec quelques piastres,
on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont reçu des
dispenses de Mahomet!
--Par Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessèchent dans
ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bénévolement quelques
paras de latakié!»
Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu gêné par ses
croyances, prit une cigarette, l'alluma et en tira deux ou

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.