Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 2

Jules Verne
donc là cette Constantinople tant vantée, ce rêve de l'Orient
réalisé par la volonté des Constantin et des Mahomet II? Voilà ce que
se demandaient les deux étrangers qui erraient sur la place; et, s'ils ne
répondaient pas à cette question, ce n'était pas faute de connaître la
langue du pays. Ils savaient le turc très suffisamment: l'un, parce qu'il
l'employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale;
l'autre, pour avoir souvent servi de secrétaire à son maître, bien qu'il ne
fût près de lui qu'en qualité de domestique.
C'étaient deux Hollandais, originaires de Rotterdam, Jan Van Mitten et
son valet Bruno, qu'une singulière destinée venait de pousser jusqu'aux
confins de l'extrême Europe.
Van Mitten,--tout le monde le connaît,--un homme de quarante-cinq à
quarante-six ans, resté blond, oeil bleu céleste, favoris et barbiche
jaunes, sans moustaches, joues colorées, nez un peu trop court par
rapport à l'échelle du visage, tête assez forte, épaules larges, taille
au-dessus de la moyenne, ventre au début du bedonnement, pieds
mieux compris au point de vue de la solidité que de l'élégance,--en
réalité, l'air d'un brave homme, qui était bien de son pays.
Peut-être Van Mitten, au moral, semblait-il être un peu mou de
tempérament. Il appartenait, sans conteste, à cette catégorie de gens
d'humeur douce et sociable, fuyant la discussion, prêts à céder sur tous
les points, moins faits pour commander que pour obéir, personnages
tranquilles, flegmatiques, dont on dit communément qu'ils n'ont pas de
volonté, même lorsqu'ils s'imaginent en avoir. Ils n'en sont pas plus
mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa vie, Van Mitten,
poussé à bout, s'était engagé dans une discussion dont les conséquences
avaient été des plus graves. Ce jour-là, il était radicalement sorti de son
caractère; mais depuis lors, il y était rentré, comme on rentre chez soi.
En réalité, peut-être eût-il mieux fait de céder, et il n'aurait pas hésité,
sans doute, s'il avait su ce que lui réservait l'avenir. Mais il ne convient
pas d'anticiper sur les événements, qui seront l'enseignement de cette

histoire.
«Eh bien, mon maître? lui dit Bruno, quand tous deux arrivèrent sur la
place de Top-Hané.
--Eh bien, Bruno?
--Nous voilà donc à Constantinople!
--Oui, Bruno, à Constantinople, c'est-à-dire à quelque mille lieues de
Rotterdam!
--Trouverez-vous enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de
la Hollande?
--Je ne saurais jamais en être trop loin!» répondit Van Mitten, en
parlant à mi-voix, comme si la Hollande eût été assez près pour
l'entendre.
Van Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dévoué. Ce brave
homme, au physique, ressemblait quelque peu à son maître,--autant, du
moins, que son respect le lui permettait: habitude de vivre ensemble
depuis de longues années. En vingt ans, ils ne s'étaient peut-être pas
séparés un seul jour. Si Bruno était moins qu'un ami, dans la maison, il
était plus qu'un domestique. Il faisait son service intelligemment,
méthodiquement, et ne se gênait pas de donner des conseils, dont Van
Mitten aurait pu faire son profit, ou même de faire entendre des
reproches, que son maître acceptait volontiers. Ce qui l'enrageait, c'était
que celui-ci fût aux ordres de tout le monde, qu'il ne sût pas résister aux
volontés des autres, en un mot, qu'il manquât de caractère.
«Cela vous portera malheur! lui répétait-il souvent, et à moi, par la
même occasion!»
Il faut ajouter que Bruno, alors âgé de quarante ans, était sédentaire par
nature, qu'il ne pouvait souffrir les déplacements. A se fatiguer de la
sorte, on compromet l'équilibre de son organisme, on s'éreinte, on
maigrit, et Bruno, qui avait l'habitude de se peser toutes les semaines,
tenait à ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il était entré au
service de Van Mitten, son poids n'atteignait pas cent livres. Il était
donc d'une maigreur humiliante pour un Hollandais. Or, en moins d'un
an, grâce à l'excellent régime de la maison, il avait gagné trente livres
et pouvait déjà se présenter partout. Il devait donc à son maître, avec
cette honorable bonne mine, les cent soixante-sept livres qu'il pesait
maintenant,--ce qui mettrait dans la bonne moyenne de ses
compatriotes. Il faut être modeste, d'ailleurs, et il se réservait, pour ses

vieux jours, d'arriver à deux cents livres.
En somme, attaché à sa maison, à sa ville natale, à son pays,--ce pays
conquis sur la mer du Nord,--jamais, sans de graves circonstances,
Bruno ne se fût résigné à quitter l'habitation du canal de Nieuwe-Haven,
ni sa bonne ville de Rotterdam, qui, à ses yeux, était la première cité de
la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien être le plus beau royaume
du monde.
Oui, sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que, ce jour-là, Bruno
était à Constantinople, l'ancienne Byzance, le Stamboul des Turcs, la
capitale de l'empire ottoman.
En fin de compte, qu'était donc Van
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