aller en enfer
avec les coquins. Et alors il est tombé. Lorsqu'il est revenu à lui, il a dit
«que s'il avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il priait leurs
Excellences de l'attribuer à son infirmité.» Trois ou quatre créatures
autour de moi se sont écriées: «Hélas! la bonne âme!» Elles lui ont
pardonné de tout leur coeur, mais il n'y a pas à y faire grande attention.
César eût égorgé leurs mères, qu'ils en auraient dit autant.
BRUTUS.--Et c'est après cela qu'il est revenu si chagrin?
CASCA.--Oui.
CASSIUS.--Cicéron a-t-il dit quelque chose?
CASCA.--Oui, il a parlé grec.
CASSIUS.--Dans quel sens?
CASCA.--Ma foi, si je peux vous le dire, que je ne vous regarde jamais
en face[15]. Ceux qui l'ont compris souriaient l'un à l'autre en secouant
la tête; mais pour ma part, je n'y entendais que du grec. Je puis vous
dire encore d'autres nouvelles. Flavius et Marullus, pour avoir ôté les
ornements qu'on avait mis aux statues de César, sont réduits au
silence[16]. Adieu; il est bien d'autres choses absurdes, si je pouvais
m'en souvenir.
[Note 15: Traduction de Voltaire:
«Ma foi, je ne sais, je ne pourrai plus guère vous regarder en face.»
C'est un contre-sens.]
[Note 16: Ce fut plus tard, et pour avoir, comme on l'a déjà dit, arraché
les diadèmes placés sur quelques-unes des statues de César. Ils avaient
aussi reconnu et fait arrêter quelques-uns des hommes qui, apostés par
Antoine, avaient applaudi lorsqu'il avait présenté la couronne à César.]
CASSIUS.--Voulez-vous souper ce soir avec moi, Casca?
CASCA.--Non, je suis engagé.
CASSIUS.--Demain, voulez-vous que nous dînions ensemble?
CASCA.--Oui, si je suis vivant, si vous ne changez pas d'avis, et si
votre dîner vaut la peine d'être mangé.
CASSIUS.--Il suffit: je vous attendrai.
CASCA.--Attendez-moi. Adieu tous deux.
(Il sort.)
BRUTUS.--Qu'il s'est abruti en prenant des années! Lorsque nous le
voyions à l'école, c'était un esprit plein de vivacité.
CASSIUS.--Et malgré les formes pesantes qu'il affecte, il est le même
encore lorsqu'il s'agit d'exécuter quelque entreprise noble et hardie.
Cette rudesse sert d'assaisonnement à son esprit; elle réveille le goût, et
fait digérer ses paroles de meilleur appétit.
BRUTUS.--Il est vrai. Pour le moment je vais vous laisser. Demain, si
vous voulez que nous causions ensemble, j'irai vous trouver chez vous;
ou, si vous l'aimez mieux, venez chez moi, je vous y attendrai.
CASSIUS.--Volontiers, j'irai. D'ici là, songez à l'univers. (Brutus sort.)
Bien, Brutus, tu es généreux; et, cependant, je le vois, le noble métal
dont tu es formé peut être travaillé dans un sens contraire à celui où le
porte sa disposition naturelle. Il est donc convenable que les nobles
esprits se tiennent toujours dans la société de leurs semblables; car,
quel est l'homme si ferme qu'on ne puisse le séduire? César ne peut me
souffrir, mais il aime Brutus. Si j'étais Brutus aujourd'hui, et que Brutus
fût Cassius, César n'aurait pas d'empire sur moi.--Je veux cette nuit
jeter sur ses fenêtres des billets tracés en caractères différents, comme
venant de divers citoyens et exprimant tous la haute opinion que Rome
a de lui. J'y glisserai quelques mots obscurs sur l'ambition de César; et,
après cela, que César se tienne ferme, car nous la renverserons, ou nous
aurons de plus mauvais jours encore à passer[17].
(Il sort.)
[Note 17: Traduction de Voltaire:
Son joug est trop affreux, songeons à le détruire, Ou songeons à quitter
le jour que je respire.]
SCÈNE III
Toujours à Rome.--Une rue.--Tonnerre et éclairs.
Entrent des deux côtés opposés CASCA, l'épée à la main, ET
CICÉRON.
CICÉRON.--Bonsoir, Casca. Avez-vous reconduit César chez lui?
Pourquoi êtes-vous ainsi hors d'haleine? Pourquoi ces regards effrayés?
CASCA.--N'êtes-vous pas ému quand toute la masse de la terre
chancelle comme une machine mal assurée? O Cicéron! j'ai vu des
tempêtes où les vents en courroux fendaient les chênes noueux; j'ai vu
l'ambitieux Océan s'enfler, s'irriter, écumer, et s'élever jusqu'au sein des
nues menaçantes: mais jamais avant cette nuit, jamais jusqu'à cette
heure, je ne marchai à travers une tempête qui se répandît en pluie de
feu: il faut qu'il y ait guerre civile dans le ciel, ou que le monde, trop
insolent envers les dieux, les excite à lui envoyer la destruction.
CICÉRON.--Quoi! avez-vous donc vu des choses encore plus
merveilleuses?
CASCA.--Un esclave de la plus basse classe, vous le connaissez de vue,
a levé la main gauche en l'air, elle a flambé et brûlé comme vingt
torches unies; et cependant sa main, insensible à la flamme, est restée
intacte. Outre cela (et depuis mon épée n'est pas rentrée dans le
fourreau), près du Capitole, j'ai rencontré un lion, ses yeux reluisants se
sont fixés sur moi, puis il a passé d'un air farouche sans m'inquiéter;
près de là s'étaient attroupées une centaine de femmes semblables à des
spectres, tant la peur les avait défigurées: elles jurent
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