Jules César | Page 6

William Shakespeare
regarde César.
CÉSAR.--Qu'as-tu à me dire maintenant? Répète encore.
LE DEVIN.--Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR.--C'est un visionnaire; laissons-le, passons.
(Les musiciens exécutent un morceau.)
(Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.)
CASSIUS.--Irez-vous voir l'ordre de la course?
BRUTUS.--Moi? non.
CASSIUS.--Je vous en prie, allez-y.
BRUTUS.--Je ne suis point un homme de divertissements; je n'ai pas
tout à fait la vivacité d'Antoine. Que je ne vous empêche pas, Cassius,
de suivre votre intention; je vais vous laisser.
CASSIUS.--Brutus, je vous observe depuis quelque temps: je ne reçois
plus de vos yeux ces regards de douceur, ces signes d'affection que
j'avais coutume d'en recevoir. Vous tenez envers votre ami, qui vous
aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.
BRUTUS.--Ne vous y trompez point, Cassius: si mon regard s'est voilé,
ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis
tourmenté depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient,
d'idées qui ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque
bizarrerie à mes manières: mais que mes bons amis, au nombre
desquels je vous compte, Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne
voient rien de plus dans cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus,
en guerre avec lui-même, oublie de donner aux autres des témoignages
de son amitié[10].
[Note 10: Traduction de Voltaire:

Vous vous êtes trompé: quelques ennuis secrets, Des chagrins peu
connus, ont changé mon visage; Ils me regardent seul et non pas mes
amis. Non, n'imaginez point que Brutus vous néglige: Plaignez plutôt
Brutus en guerre avec lui-même: J'ai l'air indifférent, mais mon coeur
ne l'est pas.]
CASSIUS.--Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos
peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées d'un haut
prix, d'honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous
voir votre propre visage?
BRUTUS.--Non, Cassius; car l'oeil ne peut se voir lui-même, si ce n'est
par réflexion, au moyen de quelque autre objet.
CASSIUS.--Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus, que vous
n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite
caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu
plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel
César) parler de Brutus; et, gémissant sous le joug qui opprime notre
génération, ils souhaitaient que le noble Brutus fît usage de ses yeux.
BRUTUS.--Dans quels périls prétendez-vous m'entraîner, Cassius, en
me pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.
CASSIUS.--Brutus, préparez-vous à m'écouter; et puisque vous savez
que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la
réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les
parties de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous
méfiez pas de moi, excellent Brutus: si je suis un railleur de profession,
si j'ai coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon
amitié à tous ceux qui viennent me protester de la leur, si vous savez
que je courtise les hommes et les étouffe de caresses pour les déchirer
ensuite, ou que dans la chaleur des festins je fais des déclarations
d'amitié à toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.
(On entend des trompettes et une acclamation.)
BRUTUS.--Qu'annonce cette acclamation? Je crains que ce peuple

n'adopte César pour roi.
CASSIUS.--Oui? le craignez-vous?--Je dois donc penser que vous ne
voudriez pas qu'il le fût.
BRUTUS.--Je ne le voudrais pas, Cassius; cependant je l'aime
beaucoup.--Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps? de quoi
désirez-vous me faire part? Si c'est quelque chose qui tende au bien
public, placez devant mes yeux l'honneur d'un côté, la mort de
l'autre[11], et je les regarderai tous deux indifféremment; car je
demande aux dieux de m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce
qui s'appelle honneur plus que je ne crains la mort.
[Note 11: Set honour in one eye, and death i' the other.
Voltaire a traduit:
La gloire dans un oeil, et le trépas dans l'autre.
Eye veut dire ici point de vue; il est continuellement employé en anglais
dans ce sens.]
CASSIUS.--Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi bien que je
connais le charme de vos manières. Eh bien! l'honneur est le sujet de ce
que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres hommes
pensent de cette vie; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être que de
vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi. Je
suis né libre comme César; vous aussi; nous avons tous deux profité de
même; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de
l'hiver.--Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait
contre ses rivages, César me dit: «Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi
dans ce courant furieux, et nager jusque là-bas?»--À ce seul mot, vêtu
comme j'étais, je plongeai dans le fleuve, en le
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