Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 8

George Sand
r?le de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une figure que les extatiques per?oivent, elle prononce peut-être des paroles mystérieuses qu'une autre ame rêveuse peut seule entendre.
Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du centre, un du midi. Celui du nord disait:
--Nous tuons, nous br?lons, comme nous avons été tués et br?lés par la France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive notre césar qui nous venge!
Celui du midi disait:
--Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et br?lons pour inaugurer le césar du nord!
Et l'Allemand du centre disait:
--Nous tuons et br?lons pour n'être pas tués et br?lés par le césar du nord ou par celui du midi.
Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices humains, sortit une voix sinistre qui disait:
--Nous avons tué et br?lé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars de Rome nous ont tués et br?lés pour étendre leur empire.
--Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.
--Craignons les césars! dit le Bavarois.
--Servons les césars! ajouta le Saxon.
--Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les vivants sont mangés par les morts.
--La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.
Mais la voix répondit:
--Le cadavre est sous vos pieds; l'ame plane dans l'air que vous respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes:
?Vous avez tué et br?lé la France, qui ne voulait plus de césars, pour faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira tous!?
Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ?tèrent leurs casques teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs fiancées préparaient leurs pipes et rin?aient leurs verres. Il leur semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la France. Ils disaient:
--Nous avons été bien cruels!
--La France le méritait.
--Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le chatiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.
--Ces Fran?ais, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation; elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour conna?tre l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est si frivole qu'il n'y songe déjà plus.
--Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti!
Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne; mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin, où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés, peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à coup s?r des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver, ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur, quel qu'il f?t, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être rougirent-ils, sans se l'avouer, du r?le de dévastateurs et de pillards que leur faisait jouer l'ambition des ma?tres; peut-être éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on leur donnait à dévorer, si héro?que dans sa détresse, si ardente à mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.
* * * * *
Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à croire que la grandeur d'une race
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