Journal des Goncourt (Troisième volume) | Page 5

Edmond de Goncourt

mari qu'elles trompaient. Ils ressemblent à leur père, comme l'enfant de
la peur d'une petite fille ressemblerait à Croquemitaine.

* * * * *
--Le XIXe siècle est à la fois le siècle de la Vérité et de la Blague.
Jamais on n'a plus menti ni plus cherché le vrai.
* * * * *
--L'assassinat politique est la mise en jeu du plus grand sentiment
héroïque des temps modernes. Et quand il réussit, n'est-ce pas très
souvent l'économie d'une révolution par le dévouement d'un seul? Et
enfin, l'assassin politique, n'est-ce pas un monsieur qui se met à la place
du bon Dieu, volant pour signer l'histoire d'un temps, la griffe de la
Providence?
Voyez ce qu'a produit la bombe Orsini! L'Italie est libre,--et peut-être la
papauté, c'est-à-dire la catholicité, mourra de cette bombe!
* * * * *
--Mauvais temps pour nous que ces temps. La prétendue immoralité de
nos oeuvres nous dessert auprès de l'hypocrisie du public, et la moralité
de nos personnes nous rend suspects au pouvoir.
* * * * *
--Il y a du raisonneur de l'ancienne comédie dans le médecin moderne.
* * * * *
--A l'heure qu'il est, il n'y a pas un petit journaliste de province qui ne
trouve la plus minuscule salle de spectacle de sous-préfecture,
déshonorée par la représentation d'HENRIETTE MARÉCHAL.
* * * * * --Pour une comédie, le mot superbe d'un de nos jeunes parents:
«En telle année, mon père meurt... Bon!»
* * * * *
--J'ai rarement vu à un amateur l'air amusé par l'art d'une chose. Tous

me rappellent toujours un peu celui-là, qui passait sa vie à étudier des
dessins anciens. Il n'en avait jamais vu un seul,--il ne regardait que les
marques.
* * * * *
--Taine m'envoie son livre. Il a ramassé toute l'Italie en trois mois: les
tableaux, les paysages, la société,--cette société si impénétrable; enfin
le passé, le présent, l'avenir.
Heureusement qu'il y a de grandes indulgences pour les légèretés des
hommes sérieux.
* * * * *
_8 février_.--A une soirée chez la princesse Mathilde.
Ce que j'aime surtout dans la musique: ce sont les femmes qui
l'écoutent.
Elles sont là, comme devant une pénétrante et divine fascination, dans
des immobilités de rêve, que chatouille, par instants, l'effleurement d'un
frisson.
Toutes, en écoutant, prennent la tête d'expression de leur figure. Leur
physionomie se lève et peu à peu rayonne d'une tendre extase. Leurs
yeux se mouillent de langueur, se ferment à demi, se perdent de côté où
montent au plafond chercher le ciel. Des éventails ont, contre les
poitrines, un battement pâmé, une palpitation mourante, comme l'aile
d'un oiseau blessé; d'autres glissent d'une main amollie dans le creux
d'une jupe; et d'autres rebroussent, avec leurs branches d'ivoire, un
vague sourire heureux sur de toutes petites dents blanches. Les bouches
détendues, les lèvres doucement entr'ouvertes, semblent aspirer une
volupté qui vole.
Pas une femme n'ose presque regarder la musique en face. Beaucoup, la
tête inclinée sur l'épaule, restent un peu penchées comme sur quelque
chose qui leur parlerait à l'oreille; et celles-ci, laissant tomber l'ombre

de leur menton sur les fils de perles de leur cou, paraissent écouter au
fond d'elles.
Par moments, la note douloureusement raclée sur un violoncelle, fait
tressaillir leur engourdissement ravi; et des pâleurs d'une seconde, des
diaphanéités d'un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui
frémit; suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles
semblent boire, de tout leur corps, le chant et l'émotion des instruments.
La messe de l'amour!--on dirait que la musique est cela pour la femme.
* * * * *
--Le courage et la gloire d'un civil est de penser trop tôt.
--L'infirmité du bonheur de l'homme est faite de son sentiment du passé
et de l'avenir. Son présent souffre toujours un peu du souvenir ou de
l'espérance.
--Demander à une oeuvre d'art qu'elle serve à quelque chose: c'est avoir
à peu près les idées de cet homme qui avait fait du «Naufrage de la
Méduse» un tableau à horloge, et mis l'heure dans la voile.
--On rencontre des hommes si bassement attachés à la religion d'une
mémoire célèbre, qu'ils vous font l'effet de laquais d'une immortalité.
* * * * *
_12 février_.--Mme Sand vient aujourd'hui dîner à Magny. Elle est là, à
côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle, avec l'âge,
s'accuse, de jour en jour, un peu plus le type de la mulâtresse. Elle
regarde le monde d'un air intimidé, jetant dans l'oreille de Flaubert: «Il
n'y a que vous ici qui ne me gêniez pas!» Elle écoute, ne parle pas, a
une larme pour une pièce de vers de Hugo, à l'endroit de la
sentimentalité fausse de la pièce...
Ce qui me frappe chez la femme-écrivain, c'est la délicatesse
merveilleuse de
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