Journal des Goncourt (Troisième volume) | Page 8

Edmond de Goncourt
de toutes les impuissances pour faire un Ponsard, contre un Hugo.
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--Y a-t-il eu des envies qui ont d? couver contre nous, pour éclater ainsi? Et pourquoi nous envie-t-on? Il n'y a au fond que deux choses à envier en nous, deux choses dont nos envieux se passent parfaitement: notre affection et notre honorabilité.
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--Le jour s'éteint. Un certain bleuissement blanchatre, pareil à une paleur de lune, commence à glisser sur les dalles du quai. Une lumière n'ayant plus de soleil et n'étant plus que du jour mort, laisse para?tre, dans des tons froids et dépouillés, la tristesse et la platitude des maisons sales, des fa?ades grises, où un petit triangle d'ombre vient se poser régulièrement en haut de chaque fenêtre.
Le ciel est devenu d'un bleu sourd, d'un bleu de savonnage, mettant comme un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main des passants, sur les romans à quatre sous dans la bo?te du bouquiniste.
L'eau de la Seine va, une eau qui ne para?t pas aller; elle est d'un vert décoloré, du vert neutre qu'ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là dedans un peu de rose tombe d'une arche de pont rouillée, et une ombre se noie, une immense ombre descendue du haut de Notre-Dame, comme un grand manteau dégrafé qui glisserait par derrière.
Dans les petites rues du quai à gauche, la nuit semble sortir de terre, des pavés, des devantures de boutiques sombres, monte dans les jambes de ceux qui vont, et ne laisse de couleur que le bleu d'une blouse, le linge d'un bonnet; en haut, dans le ciel, une petite fumée rousse coupe la lanterne du Panthéon, en blanchissant dessus.
De l'autre c?té, les murs de l'H?tel-Dieu, les redoutables soubassements de pierre, comme troués de bouches de nécropoles, s'assombrissent des tons gris de cendres calcinées, et derrière le treillis vert du promenoir, on ne distingue plus, dans le crépuscule tombant, que le blanc du bonnet de coton d'un malade.
Des points de lumière de voitures piquent et sillonnent au loin l'horizon. Sur les ponts, les gens ne sont plus que des silhouettes, des virgules noires... des espèces de fourmis tout là-bas.
Au-dessus de l'eau couleur d'étain, la perspective des deux ponts se rejoint et se perd dans un brouillard de pierres, dans une fumée de toits.
Le gaz tout à coup flambe chez un marchand de tabac, en une détonation de feu, qui jette le rouge du magasin allumé sur le trottoir et le violet du pavé.
C'est la nuit de Paris qui se lève.
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--L'épithète rare, voilà la marque de l'écrivain.
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mars.--Que de dramatique inédit dans ce que fait une nuit de Paris, avec l'amour, le crime et la mort!
--Flaubert, que je rencontre allant faire exempter, du service militaire, son domestique, à propos d'un varicocèle, me dit: ?Moi je préférerais être militaire à avoir une infirmité ... à savoir même tout seul que j'en ai une... Oui, j'aimerais mieux servir sept ans que d'avoir la conscience que j'en ai une... d'infirmité!?
--Il y a, dans ma maison, un banquier très riche qui donne des soirées, le dimanche, pour marier sa fille. Ce jour-là, il fait mettre un tapis sur l'escalier, et emprunte au portier les fleurs que la Deslions lui a laissées, en quittant la maison.
--La misère des idées dans les intérieurs riches arrive parfois à vous apitoyer.
--La beauté du visage ancien était la beauté de ses lignes; la beauté du visage moderne est la physionomie de sa passion. Nous avons de beaux monstres comme Lekain, Mirabeau.
--Gavarni nous dit aujourd'hui: ?Sue, c'est l'homme du mal. Il n'est admirable que dans la peinture des méchants, de la méchanceté... Sue, il me fait l'effet d'un enfant qui crève les yeux à un pierrot!?
--L'histoire n'est pour certains historiens qu'un arsenal d'épingles.
--Le monde est généralement représenté comme un théatre et un lieu d'action. C'est bien plut?t une halle et un repos des activités vitales et amoureuses dans la musique, dans la compagnie, dans les banalités de la politesse et des mots.
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_9 mars_.--Quand on étudie l'embryon humain dans les grossissements de figurations en cire, et qu'on suit, de la tache embryonnaire à l'enfant, le développement de l'être, il semble que l'on ait devant soi la racine, le germe de deux arts: l'art du Japon, l'art du moyen age.
Ce qui commence à baigner dans le liquide amniotique, l'embryon de quelques semaines, cette espèce de sangsue dressée sur sa queue courbe, est une vraie chimère qu'on dirait taillée dans du jade, dans une amalgatolithe rose. Il y a de la fantaisie baroque de monstre dans cette tête grotesque et terrible, où la forme sort d'un trou et d'une enflure, où la bouche s'ouvre dans le rinceau d'un mascaron, où les petits yeux jaillissent des tempes comme deux petites perles
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