Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
larbins en mollets, qui lui passaient les objets placés sur une table, et qu'elle repla?ait dans une vitrine, après les avoir soigneusement frottés avec du vieux linge. Et vous savez, il y en avait pour des centaines, des centaines de mille francs, dans les bibelots couvrant la table. La présentation faite, Lafontaine en se retirant, attrape un pied de la table, et voici une vingtaine de bibelots par terre. Un silence comme dans les jours tragiques, et la tête de la baronne, vous la voyez... lorsqu'un larbin ramasse sur le tapis--un tapis heureusement de cinq pouces d'épaisseur--un objet, et après l'avoir retourné dans tous les sens, le tend à la baronne, disant avec une voix de domestique: ?Intact? et c'est un autre qui chuchote le même mot, et pour la dizaine d'objets tombés, c'est bient?t un choeur de larbins, répétant: ?Intact, intact, intact!? Là-dessus le baron, prenant à bras-le-corps, Lafontaine, le porte presque dehors, en lui disant: ?Mon cher, avec votre chance, c'est vous qui êtes la vraie curiosité d'ici!?
Et l'émotion, la suée de Lafontaine fut telle, qu'il soutient que la couleur de ses gants avait changé.
Le déjeuner fini, nous partons avec de Nolhac, l'aimable et savant conservateur du musée de Versailles, visiter les pièces intimes du chateau historique. Et me promenant dans la demeure de ce grand passé, il me prend une tristesse, en pensant à la petitesse du présent.
Puis ?à et là, où badaudent des troupes d'ignares, l'histoire parle dramatiquement à l'historien de Marie-Antoinette. Dans cet escalier de marbre, je vois tirés par les pieds, les deux gardes du corps, décapités en bas, et dont les têtes furent frisées au bout des piques, qui les portaient. En poussant cette porte-fenêtre, je suis sur le balcon, où Marie-Antoinette s'est montrée aux cannibales, qui demandaient les _boyaux de la Reine_,--et de la vie tragique ressuscite dans ce batiment mort, dans cette nécropole de la monarchie.
Maintenant l'impression là dedans, c'est un sentiment d'abomination pour ce bourgeois de Louis-Philippe, qui, avec son Musée, ses peintures au rabais, a tué la belle antiquaillerie de cette demeure de la monarchie fran?aise, aux XVIIe et XVIIIe siècles, et n'a pas craint de faire la nuit avec un grand vilain tableau moderne, fermant la fenêtre de la salle de bain de Mme Adéla?de, qui est peut-être le plus riche spécimen de la décoration intérieure, au XVIIIe siècle.
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Lundi 25 avril.--Oui, je le répète, à l'heure présente, la lecture d'un roman et d'un très bon roman, n'est plus pour moi, une lecture captivante, et il me faut un effort pour l'achever. Oui, maintenant j'ai une espèce d'horreur de l'oeuvre imaginée, je n'aime plus que la lecture de l'histoire des mémoires, et je trouve même que dans le roman, bati avec du vrai, la vérité est déformée par la composition.
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Vendredi 29 avril.--Les observateurs doivent reconna?tre au pas, des agents de police en bourgeois, oui, à ce pas tranquille, régulier, cadencé, qui est le pas des sergents de ville.
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Samedi 30 avril.--Quand on commence à collectionner, devant le nombre des objets qu'on trouve, au commencement de sa chasse et de sa recherche, on croit que la matière est inépuisable, qu'il y en aura toujours chez les marchands. Non, on se trompe, et il n'y en a plus sur le marché, au bout de très peu de temps. En effet depuis bien longtemps, bien longtemps, des gravures fran?aises du XVIIIe siècle, dont il y avait des cartons bondés sur tous les quais, il n'existe plus que celles, classées dans les collections. Et les belles impressions japonaises, depuis tout au plus une douzaine d'années qu'on les recherche, c'est fini d'en trouver chez Bing et Hayashi, et il me semble même que malgré tous leurs efforts, ils n'en peuvent plus découvrir au Japon.
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Dimanche 1er mai.--Aujourd'hui, où l'on ne sait pas si la société fran?aise ?sera mise à cul? et si un gros morceau de Paris ne sera pas dynamité, l'heureux Poitevin fait son entrée chez moi, tout réjoui, tout hilare, tout rayonnant de l'enfantement de trois ou quatre épithètes, disant à ce propos, assez éloquemment, qu'il n'y a de synonymes que pour les ames non nuancées, et avec ces épithètes, il m'apporte la primeur de cette phrase: ?Le signe de la croix inscrit sur la personne humaine les quatre points cardinaux de l'espace spirituel, dans la rose des vents de la destinée humaine.?
Je traverse en sortant de mon Grenier, les Champs-élysées. Un désert où passent des voitures vides. Paris semble avoir été dépeuplé par une peste.
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Mercredi 4 mai.--De Béhaine disait, rue de Berri, que le pape répondait à quelqu'un, lui demandant ce qui l'amusait encore: ?La lecture d'une belle page de Cicéron!?
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Samedi 7 mai.--D?ner chez Pierre Gavarni.
... Oui, Corot ne
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