Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
Barbizon, pour le conquérir, et il arrivait au bout de quelque temps que la communion d'esprit entre les deux peintres, amenait Millet à revenir sur ses premiers jugements.
Stevens s'étonne de l'absence complète du sentiment de l'art chez la plupart des grands écrivains, affirmant qu'il n'en est pas ainsi à l'égard de la littérature chez les peintres de talent, même chez ceux qui n'ont pas fait d'humanités, déclarant qu'on ne les trouverait jamais à lire un livre d'auteur médiocre.
Et il répète, dans l'hiatus de sa bouche restant grande ouverte, au milieu de hou hou, ayant l'air de demander à la fin de chacune de ses phrases, l'approbation de son auditeur, il répète plusieurs fois que Millet, Rousseau, et les autres, étaient des gens de haut go?t, ce qui n'est pas commun dans ce bas monde.
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Vendredi 18 mars.--Aujourd'hui, à cette heure du jour, qui devient insensiblement de la nuit, et où ma pensée était allée mélancoliquement au passé, cherchant à retrouver les êtres chers qui n'étaient plus, j'avais laissé venir le crépuscule dans mon cabinet de travail, sans demander la lampe, et peu à peu, l'image de mon père, que j'ai perdu à douze ans, m'apparaissait à la clarté des braises du foyer presque éteint, m'apparaissait dans le mystérieux brouillard et le pale effacement d'un pastel, accroché derrière le dos, et reflété dans la glace que l'on a devant soi.
Et, en la mémoire vague de mes yeux, je revoyais sur un long corps, une figure maigre, au grand nez décharné, aux étroits petits favoris en c?telettes, aux vifs et spirituels yeux noirs: _les pruneaux de M. de Goncourt_, ainsi qu'on les appelait; aux cheveux coupés en brosse, et où les sept coups de sabre, que le jeune lieutenant recevait au combat de Pordenone, avaient laissé comme des sillons, sous des épis révoltés:--une figure, où à travers le tiraillement et la fatigue de traits, jeunes encore, survivait la batailleuse énergie de ces physionomies guerrières, jetées dans une brutale esquisse, par la brosse du peintre Gros, sur une toile au fond non recouvert.
Je le revoyais, en sa marche militaire, quand, après la lecture des journaux, dans ce vieux cabinet de lecture qui existe encore au passage de l'Opéra, il arpentait, des heures, le boulevard des Italiens, de la rue Drouot à la rue Laffitte, en compagnie de deux ou trois messieurs à la rosette d'officier de la Légion d'honneur, à la figure martiale, à la grande redingote bonapartiste, barrant le boulevard, tous les vingt pas, avec les arrêts d'une conversation enthousiaste, et où il y avait, en ces grands corps, les amples gestes du commandement d'officier de cavalerie.
Je le revoyais, dans le salon des demoiselles de Villedeuil, les filles du ministre de Louis XVI, les vieilles cousines de ma mère, ce froid et immense salon, aux boiseries blanches, toutes nues, au mobilier rare, empaqueté dans des housses, et où toujours, au dos d'une chaise, était oublié le ridicule d'une des deux soeurs, aux jardinières rectilignes, contenant de pauvres fleurs fanées, aux dunkerques, où s'étageaient des objets d'art légitimistes, je le revoyais, dans ce salon, qu'on aurait pu croire le salon de la duchesse d'Angoulême, adossé debout à la cheminée, son diable d'oeil noir, tout plein d'ironie, et à un moment, dans l'ennui de l'endroit solennel, jetant un mot, qui secouait d'un rire, la sèche vieillesse et les robes feuille morte et caca dauphin des deux antiques demoiselles.
Je le revoyais dans la Haute-Marne, à Breuvannes, là, où se sont passés les étés de mon enfance, par les ensoleillés matins de juillet et d'ao?t, marchant de son grand pas, que mes petites jambes avaient peine à suivre, marchant à la main, un paisseau arraché dans une vigne, et m'emmenant avec lui boire une verrée d'eau, à la ?Fontaine d'Amour?, une source au milieu de prés fleuris de paquerettes, apportant aux gourmets d'eau, le bon et frais go?t d'une eau, qu'il trouvait comparable à l'aqua felice de Rome. Quelquefois, le paisseau était remplacé par un fusil, jeté sur l'épaule, et sans carnassière et sans chien, je le voyais tout à coup mettre en joue quelque chose, que ma vue de myope m'empêchait de distinguer: c'était un lièvre, que son coup de fusil roulait, et qu'il me donnait à porter.
Je le revoyais encore à Breuvannes, le jour de la rentrée des fruits, encadré dans l'oeil-de-boeuf d'un grenier, et canonnant à coups de pommes, dans la cour de notre maison, tous les gamins du village, baptisés par lui de noms drolatiques, et dont les ruées, et les bousculades, et les batailles autour de ce qui les lapidait, semblaient être, pour mon père, un amusant rappel en petit de la guerre.
Je le revoyais encore... non, j'ai beau chercher, je ne revois plus sa tête, en ce jour... je me souviens seulement sur un drap, d'une main
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