Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
bal, où il y a des masques, je suis pris d'une tristesse, d'une tristesse... tandis que ma femme, qui est une Italienne, toute seule dans sa chambre, mais un costume sur le dos, se mettrait à danser.
?... Maintenant, ajoutait-il, les peintres, qu'ils soient méridionaux ou septentrionaux, le travestissement les grise... Il y avait Detaille, très beau sous un costume de Philippe le Bel, qui, à l'entrée de Mme Munkacsy, s'est mis à danser, autour de la grosse femme, une étourdissante czarda, en donnant le branle le plus tempétueux à son manteau de papier.?
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Samedi 5 mars.--Un journaliste, d'un petit journal, ne trouve pas les conversations, que donne mon JOURNAL, intéressantes. Saperlote, moi qui me crois aussi intelligent que ledit journaliste, je puis affirmer, que ce que j'ai entendu dire par Michelet, Gavarni, Montalembert, Théophile Gautier, Flaubert, est supérieur à ce qu'il entend, tous les jours.
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Dimanche 6 mars.--D?ner chez Charpentier, avec un monde de musiciens, tous vieux, tous laids, tous ventrus, tous machonnant de la mauvaise humeur.
Zola m'entretient de sa fatigue à finir LA DéBACLE, de la copie énorme du bouquin qui aura six cents pages, disant que le manuscrit est en train d'avoir mille pages de trente-cinq lignes--les petites pages habituelles de sa copie, formées d'une feuille de papier écolier, coupée en quatre.
Et comme quelqu'un lui demande, ce qu'il fera après les ROUGON-MACQUART, après LE DOCTEUR PASCAL, il hésite un moment, puis il confesse que le théatre qui l'avait beaucoup séduit, un moment, ne le sollicite plus autant, depuis qu'il approche de l'heure, où il pourra en faire, disant que toutes les fois qu'il a pénétré dans une salle de spectacle, où on le jouait, il a eu le dégo?t de la chose représentée. Il rappelle à ce sujet, qu'un soir, étant entré voir la représentation de L'ASSOMMOIR, vers la dixième, Dailly grisé par son succès, chargeait son r?le d'une fa?on odieuse, ajoutait des mots au texte, si bien qu'il avait été au moment de faire dresser par huissier un procès-verbal de ses ajoutés, de ses enrichissements du r?le, et de les lui interdire au bas d'une assignation.
Là, il s'interrompt pour nous apprendre, qu'il a été à Lourdes, et qu'il a été frappé, stupéfié, par le spectacle de ce monde de croyants hallucinés, et qu'il y aurait de belles choses à écrire sur ce renouveau de la foi, qui pour lui a amené le mysticisme en littérature et ailleurs, de l'heure présente.
Et lachant Lourdes, et toujours à sa littérature future, il avouait qu'il ferait volontiers, pendant un an, une chronique dans le Figaro, qu'il avait des idées à exprimer sur M. de Vogüé et les autres.
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Samedi 12 mars.--Une représentation de GERMINIE LACERTEUX, où jamais Réjane n'a été plus grande actrice, plus acclamée, plus ma?tresse d'un public complètement dompté.
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Dimanche 13 mars.--Les bienfaits du régime actuel en France à l'heure présente: c'est d'être tant?t volé, tant?t assassiné, tant?t dynamité.
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Mardi 15 mars.--Ce soir, dans la petite loge improvisée au fond de la scène, pour ses rapides changements de costumes, Réjane me contait qu'hier, à la représentation de GERMINIE LACERTEUX, Sarcey répondait à quelqu'un, lui faisant constater les applaudissements de la salle: ?Oui, ils applaudissent, mais ils ne s'amusent pas!?
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Jeudi 17 mars.--Conversation avec Alfred Stevens, qui est un vrai magasin d'anecdotes, et ce qui est mieux, un extraordinaire garde-mots de toutes les phrases typiques des peintres de sa connaissance, dans le passé et dans le présent,--des phrases qui définissent mieux que vingt pages de critique, un moral, un caractère, un talent.
Il dit Diaz un causeur éblouissant, et qui définissait ainsi la peinture de Delacroix: ?Un bouquet de fleurs dans de l'eau croupie!?
C'était encore lui qui répondait à Couture, lui conseillant blagueusement de s'en tenir à peindre sa forêt, et qu'il ne savait pas mettre une bouche sous un nez, et que voulant faire une vierge, il faisait un Turc--qui répondait: ?oui, qu'il ne savait pas mettre une bouche sous un nez, mais qu'il lui arrivait quelquefois d'avoir la chance de mettre autour de ce nez et de cette bouche, qui n'étaient pas d'ensemble, de la vraie chair, et non pas du carton, comme Couture.?
Puis Stevens me parle avec enthousiasme de Millet, me dit avoir de lui une peinture de femme, faite avant d'aller à Barbizon, un des plus merveilleux morceaux de chair qu'il ait vus, et comme il l'a fait porter à voir par son fils, à un grand peintre de l'heure actuelle, qui a sa dose de méchanceté, il s'était écrié: ?Il faut la porter cette toile à Henner, pour qu'il attrape une gifle!? Et Stevens témoigne du respect de Rousseau pour Millet, qui d'abord ne lui trouvait pas de talent: ce qui, d'après Stevens, décida Rousseau à venir habiter
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