Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume) | Page 7

Edmond de Goncourt

disparaît dans le mouvement général de tous.
Au fond, un vrai peintre n'est jamais, dans ses tableaux, un illustrateur
de littérature. Il peint les choses lui tombant sous la vue, des hommes,
des femmes, des paysages, des étoffes, que sais-je, mais, il va très peu
chercher les motifs de sa palette dans les bouquins. Un peintre
littéraire--on pourrait formuler cet axiome--est toujours un peintre
incomplet--et cela depuis Delaroche jusqu'à Eugène Delacroix.
Enfin aujourd'hui, le grand peintre m'apparaît, comme un Beaulieu,
comme ce romantique cocasse du pinceau.
Daudet, parlant, ce soir, du bien-être de la vie de son fils aîné, que
celui-ci trouve tout naturel, raconte qu'il était passé avec lui dans la
journée, devant la fontaine du Luxembourg, et que la fontaine lui avait
rappelé, aujourd'hui, ce souvenir.
Un jour de l'année de ses dix-sept ans, un jour d'hiver où il n'avait pu
payer sa chambre, et où on lui avait refusé sa clef, il fut contraint de se
promener toute la nuit, pour qu'on ne le ramassât pas, et le matin, en
face de cette fontaine, quand il était mort de fatigue et de froid, il eut la
chance de rencontrer un ami qui lui donna la clef de sa chambre, et le

bonheur inappréciable de se fourrer dans un lit encore chaud.
* * * * *
Samedi 14 mars.--La reprise d'HENRIETTE MARÉCHAL, de cette
pauvre et innocente pièce, sans grande audace, sauf dans le premier
acte, a fait revivre dans la presse, les haines que mon frère et moi
avions fait naître, au plus beau temps de notre littérature bataillante. Un
journal disait, ces jours-ci, en parlant de la pièce: «Les honnêtes gens
écoutaient muets, consternés!» Hier le Journal illustré, je crois, et qui
par parenthèse donne nos portraits, imprimait: «Si ce théâtre devait
réussir, il faudrait détruire le théâtre.» Pourquoi, mon Dieu! Vraiment,
il y a une imbécillité dans l'exaspération de ces gens, tout à fait
incompréhensible.
* * * * *
Mardi 17 mars.--Une note que j'ai oublié d'intercaler, en bas des
LETTRES de mon frère, sur mon oncle de Neufchâteau, l'ancien
officier d'artillerie, le représentant des Vosges, en 1848.
Mon oncle était le plus honnête homme et le meilleur des êtres, mais
avait emporté de l'École polytechnique, en même temps que le
républicanisme, l'illogisme du raisonnement particulier à tous les forts
en x sortis de cette école. Il ne portait pas dans la vie courante, le nom
nobiliaire de son père, mon grand-père, le député du Bassigny en
Barrois à la Constituante, ne voulant être appelé que M. Huot. Mais
dans les actes solennels de la vie, dans le contrat de mariage de sa fille,
il faisait écrire par le notaire et signait: Huot de Goncourt.
* * * * *
Mercredi 18 mars.--Dans la correction des épreuves des LETTRES de
mon frère, quand je le retrouve au collège, écrivant un drame en vers
sur Étienne Marcel, cela me rappelle que, quelques années avant, dans
ce même collège, en rhétorique, j'envoyais à Curmer une monographie
de «La Cuisinière» pour les FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES,
puis, que je faisais une «Histoire des Châteaux au moyen âge» pour

entrer à la Société d'Histoire de France, tandis que mon frère continuait
à versifier et à fantaisier. C'est curieux ce qu'a produit, plus tard, cet
amalgame de tendances et de goûts différents de l'esprit.
«Le mérite de mes livres, disait sérieusement un bibliophile, qui vient
de vendre sa bibliothèque,--très cher: le mérite de mes livres, c'est qu'ils
n'ont jamais été ouverts.»
* * * * *
Jeudi 19 mars.--Elle est vraiment originale, cette pensée du Japonais
Hayashi, qu'il émettait hier: «Pour les idées philosophiques, nous
ressemblons un peu, nous les Japonais, à un collectionneur ayant une
vitrine, et n'y introduisant que les choses qui le séduisent tout à fait,
sans trop se demander au fond le pourquoi de cette séduction.»
* * * * *
Vendredi 20 mars.--Un des leader du parti républicain, dans un dîner,
où il y avait quelques droitiers, formulait, à ce qu'il paraît, un _De
profundis_ prochain de la République, à peu près en ces termes. Une
jeunesse hostile à l'Empire avait cru à deux choses chez les hommes
nouveaux: à un relèvement de l'intelligence, à un relèvement de la
morale,--et malheureusement, il faut bien reconnaître, que chez les
gouvernants de l'heure présente, l'intelligence et la morale sont
peut-être encore inférieures à l'intelligence et à la morale des gens de
l'Empire.
* * * * *
Lundi 23 mars.--Auguste Sichel affirmait, ce soir, que l'allemand de
Henri Heine, était un allemand tout spécial, presque une langue
particulière, une langue à phrases courtes, sans précédents dans la
langue germanique, et qu'il croyait formée par l'étude du français des
encyclopédistes, du français de Diderot.
* * * * *

Mardi 24 mars.--Ce soir, j'ai passé la soirée à l'Odéon.
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