Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
tête du journal, un appel aux républicains à resiffler ce soir,
notre pièce: appel signé Charles Dupuy, l'un des signataires du
manifeste, du 7 décembre 1865, dans lequel ce lettré sévère, s'exprime
dans cette étonnante prose: «_Nous savons chiffonner d'une main
osseuse la guimpe des vieilles Muses, et nous accrocher, quand nous
voulons rire, à la queue des lourds satyres, amoureux de la joie et de la
folie. Est-ce une raison pour ne pas crier: Pouah, quand la fange tente
d'éclabousser l'art. Nous n'aimons pas voir sa robe s'accrocher au clou
du lupanar, et toute débraillée, titubant à travers les ruisseaux, voir la
Muse, le stigmate au front de l'Impudeur, s'en aller, psalmodiant des
rapsodies sans nom, parmi lesquelles rien ne transpire, ni vérité, ni style,
ni inspiration_...» C'est drôle vraiment l'appel de ce Charles Dupuy,
dans le journal conservateur par excellence. Allons, il faut qu'il y ait
bataille autour de notre nom, jusqu'au bout de la vie du dernier des
deux frères, et que je ne puisse, à la faveur et sous le bénéfice de mes
soixante ans bien sonnés, remporter un succès, où je n'aie la bouche

amère, un succès qui ne soit une meurtrissure de mon être moral.
Curieuse la perpétuité de ces haines littéraires! Elles nous ont jeté à la
porte du théâtre, où certainement nous aurions fait quelque chose, et
quelque chose de neuf; elles ont tué mon frère,--et ces haines ne sont
pas désarmées.
Au fond, cet article du Gaulois me donne le trac. Car si ce soir, il y a
quelques sifflets, avec tout ce qu'il y aura dans la salle de mauvaises
dispositions latentes, chez la plupart de mes confrères, c'est une partie
compromise, un four quoi, encore. Le fait est que j'ai peur pour ce soir,
et que je me couche jusqu'au dîner. C'est ma ressource dans les grands
embêtements de la vie. Je ne trouve pas le sommeil, mais j'obtiens une
espèce d'engourdissement, en la nuit de ma chambre fermée, dans
laquelle mon ennui se formule à ma pensée, d'une manière moins
distincte, plus vague, plus estompée.
Il est cinq heures. J'avais le projet de dîner dans un restaurant de la rive
droite, où je serais sûr de ne rencontrer âme qui vive de ma
connaissance, puis battre jusqu'à neuf heures, les rues désertes dans le
voisinage de l'Odéon. Mais il pleut à verse, et mon tête-à-tête avec
moi-même m'est triste et insupportable.
Je me sens le besoin de vivre jusqu'à l'heure du spectacle, avec des gens
qui m'aiment. Aussitôt donc dans un fiacre par une pluie battante, un
fiacre traîné par un cheval qui boite, mené par un cocher qui ne sait pas
son chemin, et je passe par des rues désolées, où j'entrevois au-dessus
d'une boutique, comme au travers d'un aquarium abandonné, et au
milieu d'une lueur de gaz, qui a l'air d'éternuer: _Madame Dieux,
réparation de toutes sortes de bandages_.
«Voulez-vous me donner une assiette de soupe, dis-je au ménage, en
entrant dans le cabinet de Daudet?
Et me voilà dans le réconfort et la chaleur affectueuse d'une maison
amie, et nous dînons sur le bout de la table, où déjà est dressé le souper
donné en l'honneur de la reprise d'HENRIETTE MARÉCHAL.
Je laisse les Daudet entrer tout seuls à l'Odéon. Moi, j'erre autour du

bâtiment lumineux, éclairé a giorno, sans oser y entrer, attendant la fin
du premier acte que je redoute, songeant à la princesse qui est dans
l'avant-scène, et que je m'imagine insultée, engueulée, dans ces
bouffées de bruit qui jaillissent, par instants, des portes et des fenêtres
fermées du théâtre. Enfin je n'y peux tenir, après dix tours de l'Odéon,
je me décide à pousser la porte battante de l'entrée des artistes, je monte
l'escalier, demandant à Émile:
--Est-ce qu'elle est bonne, la salle?
--Excellente!
La réponse ne me rassure qu'à moitié, et je descends encore pantelant
dans les coulisses, où le bruit brisé des applaudissements me semble,
dans le premier moment, des sifflets. Mais ce n'est qu'une seconde que
dure cette impression. Ce sont vraiment bien des applaudissements, des
applaudissements frénétiques sur lesquels tombe la toile du premier
acte.
Et les autres actes, la pièce marche admirablement, avec cependant un
tantinet de froideur au second acte, qui avait été le succès de la
répétition générale, mais avec une ovation enthousiaste au troisième.
La princesse qui m'a fait demander, et que j'ai refusé d'aller voir dans la
salle, vient me trouver avec son monde, au foyer des acteurs, et un peu
grisée par des bravos me dit: «C'est superbe, c'est superbe... si on
s'embrassait?»
Et après des embrassades des uns et des autres, on s'achemine chez
Daudet, où l'on me donne la place du maître de la maison. Et l'on soupe
au milieu d'une douce gaîté, et de l'espérance de tous que mon succès
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