Journal des Goncourt (Premier Volume) | Page 4

Edmond de Goncourt

Janin. Mais c'est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous
fait dire qu'il verra Houssaye le lendemain.
De là, d'un saut dans le cabinet du directeur du Théâtre-Français,
auquel nous sommes parfaitement inconnus: «Messieurs, nous dit-il
tout d'abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles cet hiver. C'est
une détermination prise... je n'y puis rien.» Un peu touché toutefois par
nos tristes figures, il ajoute: «Que Lireux vous lise et fasse son rapport,
je vous ferai jouer si je puis obtenir une lecture de faveur.»
Il n'est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux.
--Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre
la porte, vous savez bien qu'on ne dérange pas M. Lireux, il est à son
feuilleton.
--Entrez, Messieurs, nous crie une voix bon enfant.
Nous pénétrons dans une tanière d'homme de lettres à la Balzac, où ça
sent la mauvaise encre et la chaude odeur d'un lit qui n'est pas encore
fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir et
de faire son rapport le lendemain.

Aussitôt, de chez Lireux nous nous précipitons chez Brindeau qui doit
donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n'est pas rentré, mais il a
promis d'être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un
intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons
jusqu'à six heures... et pas de Brindeau.
Enfin nous nous décidons à aller le relancer au Théâtre-Français, à sept
heures et demie:--«Dites toujours,--s'écrie-t-il pendant qu'il s'habille,
tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc.--Vraiment, pas
possible d'entendre la lecture de votre pièce. Et il galope à la recherche
d'un peigne, d'une brosse à dents.--Ce soir, hasardons-nous, après la
représentation?--Non, je vais souper en sortant d'ici avec des amis... Ah!
tenez, j'ai, dans ma pièce, un quart d'heure de sortie... Je vous lirai
pendant ce temps-là... Attendez-moi dans la salle.» La pièce dans
laquelle il jouait finie, nous repinçons Brindeau qui veut bien du rôle.
Du Théâtre-Français, nous portons le manuscrit chez Lireux, et, à neuf
heures, nous retombons chez Mme Allan, que nous trouvons tout
entourée de famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre
journée.
* * * * *
Mardi 23 décembre.--Assis sur une banquette de l'escalier du théâtre et
palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendons, à travers
une porte qui se referme sur elle, Mme Allan jeter de sa vilaine voix de
la ville: «Ce n'est pas gentil, ça!»
--Enfoncés! dit l'un de nous à l'autre, avec cet affaissement moral et
physique qu'a si bien peint Gavarni, dans l'écroulement de ce jeune
homme tombé sur la chaise d'une cellule de Clichy.

ANNÉE 1852
Fin de janvier 1852.--L'ÉCLAIR, Revue hebdomadaire de la
Littérature, des Théâtres et des Arts, a paru le 12 janvier.

Depuis ce jour, nous voilà avec Villedeuil à jouer au journal. Notre
journal a un bureau au rez-de-chaussée dans une rue où l'on commence
à bâtir: rue d'Aumale; il a un gérant auquel on donne cent sous par
signature; il a un programme qui est l'assassinat du classicisme; il a des
annonces gratuites et des promesses de primes.
Nous passons au bureau, deux ou trois heures par semaine, à attendre,
chaque fois que s'entend un pas dans cette rue où l'on passe peu, à
attendre l'abonnement, le public, les collaborateurs. Rien ne vient. Pas
même de copie, fait inconcevable! pas même un poète, fait plus
miraculeux encore!
Une rousse du nom de Sabine, qui est la seule personne qui fréquente le
bureau, nous demandant un jour: «Et ce monsieur, qui est là, pourquoi
a-t-il l'air si triste?» On lui répond en choeur: «C'est notre caissier!»
--Le lit où l'homme naît, se reproduit et meurt: quelque chose à faire
là-dessus, un jour.
--La sculpture anglaise et les romances de Loïsa Puget sont soeurs.
--Ah! si l'on avait un secrétaire de ses ivresses!
--Au fond, il n'y a au monde que deux mondes: celui où l'on baîlle, et
celui où l'on vous emprunte vingt francs.
--Dans l'hypertrophie du coeur, la figure, après la mort, prend le
caractère extatique. Une jeune fille qu'on croyait morte à la suite de
cette maladie,--son père pleurant au pied de son lit,--rejette soudain le
drap qu'elle avait sur la tête, se soulève dans une attitude de prière,
montrant un visage à la beauté surnaturelle qui fait croire à un miracle,
et après un petit discours de consolation adressé à son père, se recouche
et repose le drap sur sa tête, en disant: «Je puis dormir maintenant.»
--J'ai connu un amant qui disait à sa maîtresse se plaignant d'avoir
perdu une fausse dent de 200 francs: «Si tu la faisais afficher?»
--Nous continuons intrépidement notre journal dans le vide, avec une

foi d'apôtres et des illusions d'actionnaires. Villedeuil est
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