CRAPAUDS IMMORTELS,
de MM. Clairville et Dumanoir:--un feuilleton où Janin nous fouettait
avec de l'ironie, nous pardonnait avec de l'estime et de la critique
sérieuse; un feuilleton présentant au public notre jeunesse avec un
serrement de main et l'excuse bienveillante de ses témérités.
Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de
journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous
caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d'art ne le caressera.
C'est une joie plein la poitrine, une de ces joies, de première
communion littéraire, une de ces joies qu'on ne retrouve pas plus que
les joies du premier amour. Tout ce jour-là, nous ne marchons pas,
nous courons... Nous allons remercier Janin qui nous reçoit rondement,
avec un gros sourire jovial, nous examine, nous presse les mains, en
nous disant: «Eh bien! f....., c'est bien comme cela que je vous
imaginais!»
Et des rêves, et des châteaux en Espagne, et la tentation de se croire
presque des grands hommes armés par le critique des DÉBATS du plat
de sa plume, et l'attente, penchés sur nos illusions, d'une avalanche
d'article dans tous les journaux.
--Un original garçon que l'ami qui nous était tombé du bout de notre
famille, un mois avant la publication d'En 18.., un parent, un cousin.
On sonne un matin. Apparaît un jeune homme barbu et grave que nous
reconnaissons à peine. Nous avions grandi comme grandissent souvent
les enfants d'une même famille, réunis à des années de distance par un
séjour dans la même maison pendant les vacances. Tout petit il visait à
l'homme. Au collège Stanislas, il s'était fait renvoyer. Lors de mes
quinze ans, lorsque je dînais à côté de lui, il m'entretenait d'orgies qui
me faisaient ouvrir de grands yeux. Déjà il touchait aux lettres et
corrigeait les épreuves de son professeur Yanoski. A vingt ans, il avait
des opinions républicaines et une grande barbe, et il portait un chapeau
pointu couleur feuille morte, disait: «mon parti,» écrivait dans la
LIBERTÉ DE PENSER, rédigeait de terribles articles contre
l'inquisition, et prêtait de l'argent au philosophe X... Tel était notre
jeune cousin, Pierre-Charles, comte de Villedeuil.
Le prétexte de cette visite était je ne sais quel livre de bibliographie
pour lequel il cherchait deux collaborateurs. Nous causons; peu à peu il
sort de sa gravité et descend de sa barbe noire, blague joliment la
grosse caisse sur laquelle il bat la charge de ses ambitions, avoue
l'enfant naïf qu'il est, nous tend cordialement la main. Nous étions seuls,
nous allions à l'avenir, lui aussi! Puis la famille, quand elle ne divise
pas, noue toujours un peu. Et nous nous mîmes tous les trois en route
pour arriver.
Un soir, dans un café à côté du Gymnase, par manière de passe-temps,
nous jetions en l'air des titres de journaux. «L'ÉCLAIR,» fait Villedeuil
en riant, et continuant à rire: «A propos, si nous le fondions, ce journal,
hein?» Il nous quitte, bat les usuriers, imagine un frontispice où la
foudre tombait sur l'Institut, avec les noms de Hugo, de Musset, de
Sand dans les zigzags de l'éclair, achète un almanach Bottin, fait des
bandes, et, le dernier coup de fusil du 2 décembre parti, le journal
l'ÉCLAIR paraît. L'Institut l'échappa belle, la censure avait retenu le
frontispice du journal.
* * * * *
Dimanche 21 décembre 1851.--Janin, dans la visite que nous lui avions
faite, nous avait dit: «Pour arriver, voyez-vous, il n'y a que le théâtre!»
Au sortir de chez lui, il nous vient en chemin l'idée de faire pour le
Théâtre-Français une revue de l'année dans une conversation, au coin
d'une cheminée, entre un homme et une femme de la société, pendant la
dernière heure du vieil an.
La petite chose finie et baptisée: LA NUIT DE LA
SAINT-SYLVESTRE, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan.
Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l'appartement de
l'actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine, au
nimbe de cuivre doré, rappelle le long séjour de la femme là-bas. Elle
est en train de donner le dernier coup à sa toilette devant une psyché à
trois battants, presque refermée sur elle et qui l'enveloppe d'un paravent
de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante avec une voix
rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu'elle a
l'art de transformer en une musique au théâtre.
Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Je suis ému, Mme
Allan a, de suite, pour m'encourager dans ma lecture, de ces petits
murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d'une
actrice. Bref, elle accepte le rôle et elle s'engage à l'apprendre et à le
jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.
Il est deux heures. Nous dégringolons l'escalier et nous courons chez
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